De la naissance à la mort et retour

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

J'ai vu des documentaires télévisés montrant comment des maris ou amis attentionnés filment l'accouchement de leur femme en plaçant une caméra entre ses jambes. De mon point de vue, c'est pire qu'obscène, c'est un sacrilège. Pour un peu, je deviendrais islamiste. Je ne vais pas le devenir, mais je reste convaincu qu'il est scandaleux d’exposer ce moment sacré où un nouvel être entre dans le monde. J'ai essayé d'expliquer pourquoi. On m'a renvoyé à ma cuisine philosophique en me disant que je manquais de tolérance.

 

En m'agitant dans ma cuisine philosophique, j'ai trouvé un argument. Ceux qui placent des caméras entre les jambes des femmes veulent comprendre comment la vie arrive sur terre. Il n'y avait pas d'enfant avant l'accouchement - il y en a un maintenant. Comment est ce Dieu possible ? Et hop, on retrousse ses manches pour comprendre. Démarche étrange puisqu'elle est vouée à l'échec. Autant lire dans le marc de café ! Mais on s’acharne.

 

Notons que la camera entre les jambes de l'accouchante est aux antipodes d'une attitude très répandue aujourd'hui : l'universalisme. On se méfie de ses allégeances locales comme de la peste, on se veut sans racines pour mieux se mondialiser, bref, de son lieu de naissance, on ne veut pas entendre parler. Une caméra entre les jambes est peut être une réaction à cette mondialisation. Mais laissons cela, car il y a plus intéressant encore. Cette caméra manifeste en effet un inconscient désir de ne pas sortir du temps pour expliquer rationnellement tout ce qui y apparaît, enfants inclus.

 

Les historiens des sciences connaissent bien cet inconscient désir. On veut ramener tout conséquent à un antécédent, expliquer tout surgissement par ce qui l'a précédé. Il y a bien des échographies, des scanners, des analyses avant une naissance, mais ça ne suffit pas. Il faut encore traquer l'origine de la vie au point précis où elle surgit. Il s’agit d’expliquer la naissance d'un enfant par les circonstances qui l'ont précédée. Ce désir d'explication totale est une obsession. Hannah Arendt disait qu’un enfant qui vient de naître est l’irruption d’une nouveauté presque absolue ici-bas. Voilà ce qui est nié aujourd’hui.

 

L'extraordinaire développement de la science moderne est inconcevable sans cette croyance que tout est explicable par examen de la genèse des choses. Entretenir une telle croyance, c'est estimer qu'il n'y a rien, dans le temps, qui pourrait faire place à quelque chose d'intemporel, à une apparition inattendue, bref à un élément irréductible à la temporalité.

 

La modernité est obsédée par le désir de tout faire rentrer dans le long tube du temps. Ainsi s'explique non seulement la caméra entre les jambes, mais aussi le succès de ces séries télévisées avec cadavres examinés par des experts à la morgue. La mort, c'est toujours de l'inexpliqué mais grâce au médecin légiste et à une jolie inspectrice, on va l'expliquer. Ainsi passe-t-on en douceur de la vie à la mort avec des cadavres filmés - de la non-vie à la vie avec les enfants filmés à leur naissance. Un tissu plat et sans couture est étalé entre la nurserie  et le cimetière, ou l'inverse. Il n'y a plus de différence entre la vie et la mort. Elles se fondent l'une dans l'autre. Ça rassure.

 

Cet étalement d'une chaîne causale bien linéaire entre un instant A et un instant B, nous le retrouvons dans de nombreuses recherches et théories. La grande affaire est de prouver que tout peut se faire dans la continuité, comme le font ces surfeurs qui, hors-piste, nous éblouissent avec leur audace en glissant souverainement le long de vertigineuses parois rocheuses qu'on croyait infranchissables. Puisqu'elles sont franchies et donc franchissables, qu'est-ce donc qui ne le serait pas ?

 

La modernité est liée à un impérieux besoin d'étaler ce qui est là, devant nous, sur une table de laboratoire. La dissection est supposée nous donner accès à une compréhension parfaitement claire de ce qui est et de ce qui se passe sous nos yeux, qu'il s'agisse d'une maladie, d'une mort ou d'une naissance. Mais pas seulement ! Tout, aujourd'hui, est placé sur une table de dissection : les guerres, les massacres, les génocides, les guerres mondiales. Une caméra est placée entre les jambes de l'histoire pour nous faire assister à la naissance du capitalisme, de la modernité ou de l'antisémitisme. Le résultat ne

se fait pas attendre. Sur le long ruban de l'histoire, les choses, s'inscrivant dans une continuité logique, se fondant les unes dans les autres, cessent d'exister par elles-mêmes. Le temps dissout toute chose qu'on a devant soi, qu'il s'agisse d'un enfant ou du règne de Louis XIV. Le passé et le futur s'évanouissent. Même l'univers est sorti aux forceps des physiciens. Ils prétendent avoir compris comment, du néant, il est sorti. Comme les pères, vidéastes de la naissance, croient, en la saisissant, avoir compris l’origine de la vie.

 

A cette volonté de tout expliquer correspond un grossissement de la raison comme celui de la grenouille devant le bœuf de la fable. Boursouflés de rationalité, les Modernes ne supportent plus le moindre événement qui pourrait remettre leur belle panse en question. Or, s'il est un événement qui produit instantanément une telle remise en question, c'est bien la naissance d'un enfant ou, comme on vient de voir avec les séries télévisées, la mort. Nous ne pouvons pas expliquer scientifiquement ces évènements. Qui est cet être qui vient de naître ? C'est une  énigme qu'aucune recherche, si poussée soit elle, ne résoudra jamais. Devant une énigme, rien ne sert de faire travailler son intellect. Il faut méditer. Alors, la réponse vient parfois à l'esprit, elle est donnée, nous ne pouvons pas la construire avec un raisonnement. Ainsi, devant un enfant qui vient de naître, est-il impossible de savoir ce qu'il est, ni ce qu'il va devenir. La réponse ne nous sera donnée qu'après des années, et encore… Quant à savoir d'où il vient, la réponse ne nous sera jamais donnée.

 

Nonobstant, certains égarés ne veulent pas entendre parler d'une mystérieuse dépendance envers une réponse que nous n'aurions pas construite nous-même, en toute autonomie rationnelle et sous les doux rayons du siècle des Lumières. Que cherchent-ils donc ces égarés. Il y a bien une réponse, mais elle a la forme d’une énigme. Impossible de la donner ici.

Jan Marejko, 1er mai 2014

Un commentaire

  1. Posté par Pierre-Henri Reymond le

    Les derniers billets (tous en fait) de Monsieur Marejko tournent autour du point central: le mystère ! Lequel est, quelle ironie, la clé du mystère.
    La théorie hébreu du « tzimtzoum » dit que Dieu s’est retiré pour faire place à l’Homme.
    Silvio Fanti fonde (je résume en profane) sa théorie de « l’homme en micropsychanalyse » sur la « dynamique neutre du vide » et « l’instinct d’essai ». Le vide, un mystère.
    La «nature » a horreur du vide? Surtout l’homme! L’Homme fabrique pour combler le vide.
    Le jour du manger tien de lui tu sera comme dieu. Voici la clé! QUI, et comment est Dieu? On lui prête des attributs! Aujourd’hui encore, au point que c’est pathétique.
    L’autre est un mystère! Don Juan Matus disait à Carlos Castaneda: « tu es un mystère ». Rien que cette affirmation m’a rendu aimable le regard pétillant de Don Juan. Et les lecteurs et affidés de Carlos ne sont qu’affamés de magie!
    « tu aimeras le Seigneur, ton Dieu… » « tu aimeras ton prochain… »: même verbe, en hébreu! « comment prétendez-vous aimer Dieu, que vous ne voyez pas, alors que vous n’aimez pas votre prochain, que vous voyez »! Qu’est donc « aimer »? Assurément pas une mièvrerie sirupeuse dont toutes les bien-pensantes me bassinent. J’entends encore les mots du professeur d’hébreu: « chercher à connaître vers l’autre, ton mal (comme celui de l’arbre de la connaissance!) qui est en toi, car de lui tu procèdes!
    Mais au mystère on donne forme, pour adhérer ou rejeter!
    Moïse s’éternise sur la montagne. Pas de leader! Pas de Sauveur, ni de Christ! Fais nous un Dieu qui marche devant nous… Et nous croyons que le vaux d’or témoigne de l’appétit d’argent? Ils donnent tout l’or reçu des Egyptiens pour fabriquer l’idole! Ils ne supportent pas le manque. Et c’est la dissolution! La chienlit!
    C’est aujourd’hui! Hier! Encore et toujours! Nul ne supporte le manque! Certains ascètes, qui se le sont imposé, sont regardés comme saints. Mais qui sait s’ils se le sont imposé que pour ne pas avoir à le vivre?
    Savez-vous quoi? Je commence à voir les récits de l’évangile sous un autre jour! Mais, pour ce jour-ci, ce sera tout.

Et vous, qu'en pensez vous ?

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