Comment empoter les cornichons

Boris Engelson
Boris Engelson
Journaliste indépendant

Dans ce média, j’ai ironisé deux ou trois fois sur ceux qui taxent autrui d’ennemi du peuple, afin de passer pour ses amis. Mais pourrait-il en être autrement ? Ce à quoi on assiste, en ce début de siècle, est plus grave : la fin du rôle historique des érudits.

 

L’Avenir, il y en aura un, quoi qu’il advienne, du moins, jusqu’au Big Crunch… dans des milliards d’années, si jamais. Ce qui ne veut pas dire que notre présente société en ait encore un… avec ou sans chute du « grand capital » ; elle en avait plus il y a mille ans… La Palice ne dirait pas mieux. Même si la « Renaissance » est en partie un mythe, comme le Siècle des Lumières et la Révolution Industrielle, ils avaient pour eux une réalité : en allant vers la lumière d’une porte entr’ouverte, le monde allait changer, et d’anciens rêves, se réaliser. Oui, l’Homme a pu voler comme l’oiseau… faire trimer des robots, comme un Empereur… friser l’éternité comme un Dieu, du moins nous le dit-on. Mais dès lors qu’on passe cette porte, tout change : la surenchère de bronzette que vante la publicité des vacances est-elle une métaphore pour notre civilisation ? Toutes les femmes sont devenues des Vénus, et les hommes, des Apollon… mais aime-t-on mieux, baise-t-on plus, peut-on enfin « jouir à n’en plus finir », pour citer les mots clés d’un spectacle que Jérôme Savary lui-même est venu porter aux Genevois dans la foulée de Soixante-Huit ? Surtout, cette jouissance cherchée ou atteinte nous laisse-t-elle d’autres rêves à remplir ?

Jobs de haut vol en chute libre

Devenir ingénieur ou institutrice… médecin ou physicien… astronome ou hôtesse… pourquoi ces métiers faisaient-ils tant rêver ou pleurer jadis ? Certes, le soldat, le rentier ou le notaire ont aussi eu leur heure de gloire, mais plutôt dans la liste du parfait gendre. En tout cas, de nos jours, les vocations scientifiques ne font plus recette, même dans les pays du Sud. Quant aux artistes et rebelles, ils ne se lancent plus sans filet, et se voient autant dans la fonction publique que dans l’arène publique. « Une société dont les élites sont tenues de jouer aux rebelles », s’inquiétait la sociologue Nathalie Heinich (citée de mémoire). Régression… et si oui, quelle en est la raison ? Tant que la porte s’entrouvre devant nous, on y court avec raison. Mais la foule une fois dehors, dans quel sens aller ?

Les dieux sont morts

Le trop plein de savoir est-il la plaie de notre époque, comme Google semble le prouver ? Le web ne mine pas que le pouvoir des journaux ; il enterre les experts… si jamais ils l’ont été pour de vrai… et le savoir en soi. Il y a un demi-siècle, dire « c’est dans Le Monde » laissait l’auditeur sans voix, comme les Evangiles, sauf à reprendre le couplet en chœur. D’ailleurs, à l’époque, les journaux « de qualité » se voyaient de loin au titre en style gothique. Depuis lors, une demi-douzaine de livres a descendu Le Monde ou Le Canard Enchaîné. Quant à la radio-télé britannique à l’éthique au-dessus de tout soupçon, sa meilleure série est désormais celle de ses propres scandales, qui remontent aux origines. Mais ce n’est que l’écume des choses.

Vérité en-deçà de l’Equateur…

Cette année, un ancien inspecteur de l’Onu pour le Soudan est venu parler au Club de la presse. Ce Mukesh Kapila a accusé l’Onu de complicité de génocide au Darfour, ni plus ni moins. Dans la salle, des cadres de la Croix-Rouge internationale opinaient du chef. Peu de temps après, à la radio puis chez nous à l’Auditoire Calvin, un autre géant des bonnes causes, Rony Brauman, a dit l’exact contraire. Tous deux connaissent à fond leur dossier… ont été sur le terrain… ont une éthique au-dessus de tout soupçon. Alors ? On peut certes aller y voir soi-même, mais y verra-t-on mieux que nos deux héros ? D’ailleurs, dans chaque pays, des gens fort savants passent toute leur vie à tirer – de la scène locale - des leçons opposées.  Jadis, on croyait qu’en mettant le paquet… en étudiant aux bonnes sources… en se frottant aux experts… en lisant les écrits doctes… on approchait de la vérité. Désormais, c’est l’inverse : et pas qu’au Darfour. Paul Kagamé a été nommé « Héros de l’Afrique » par l’Union internationale des communications, qui l’a souvent invité à ce titre. Désormais, le Commissariat aux droits de l’homme l’accuse à mots couverts d’être un criminel de guerre. Jadis, on avait au moins l’excuse des passions rebelles qu’on payait cher pour errer de Castro en Mao.

Savoir plus mais voir moins

On pourrait multiplier les exemples, dans tant de domaines : Quand la « société civile » chinoise informe le public des progrès réalisés par la Justice en Chine, doit-on la croire ou s’en moquer ? Même si la réunion avait un air de « Gongos » (organisations non gouvernementales mais marionnettes de leur gouvernement), peut-on affirmer sans autres que toutes les chaires de Droits de l’homme en Chine soient bidon ? A l’inverse, quand Longo Maï jouit du soutien public pour vanter son long combat rouge et vert, doit-on le prendre pour argent comptant… ou se rappeler de vieux souvenirs, où même leurs compagnons de route se plaignaient du « racket » de cette secte de gauche ? Passons à un autre domaine, celui des affaires ? Où trouver des avis fiables sur l’homme le plus riche du monde – Carlos Slim, dit la rumeur – qui n’est en tout cas pas un idiot et sans doute pas un salaud, mais dont le succès n’est pas dû qu’au seul génie ? Et tout le mal qu’on dit de Monsanto ou de Newmont… tout le bien que l’on dit de Grameen ou de Greenpeace… doit-il être répété ? Le dernier festival « Filmar en America Latina » a lavé les mines Newmont, pas de tout soupçon, mais des plus graves portés par un film péruvien qu’un agent de Swissaid a démonté. Or « Filmar » n’est pas souvent du côté des patrons yankees. Et les pros de l’altruisme ne sont pas ipso-facto là où on croit : la seule fois que des gens m’ont aidé à lever le couvercle d’Emmaüs, je l’ai relâché d’horreur.

Langue ou science de bois ?

C’est tout aussi vrai des grandes boîtes à science… à La Villette comme au Cern le couvercle est plus beau que le fond. En science, c’était certes pire avant, et quand un savant passait à la radio, on lui cirait les pompes avec le tapis rouge… mais le savoir du physicien ou biologiste d’alors était – sans doute - plus sincère. Car c’est là, par les sciences dures, qu’on revient au cœur du sujet. Les humains ne sont pas pires au XXIe qu’au XVIIIe siècle, mais le champ des penseurs n’est plus aussi libre. Dans des pays où seuls les nouveaux-nés ou les sourds-muets n’ont pas leur doctorat (et encore), le savoir devient l’outil du conformisme. Pis, le souci de carrière de ces masses d’érudits mine leur pensée. Pas par hasard que le gros des troupes se rue sur les Facultés d’économie ou de droit… et que la file indienne qui préfère la médecine y voit surtout l’aisance garantie par le système d’assurance. Même les psychologues visent ce juteux système de surconsommation, et se battent pour être « remboursés », ou alors pour meubler l’instruction publique. Enfin, les lettreux veulent au moins être profs de collège, et ce n’est plus qu’en théologie qu’on trouve le dernier carré d’intellos angoissés. On dira que « tant mieux »… au moins le savoir gonflera au rythme des couches d’experts. C’est le contraire, du moins les trois cas qui suivent le suggèrent.

Comment résorber le chômage

« Base méthodologique pour la définition de critères communs à propos de l’identification des goulets d’étranglement, des chaînons manquants et de la qualité de service des réseaux de transports » (traduit de l’anglais). C’est le titre d’une élégante brochure de trente-cinq pages de l’Onu… ou plus précisément, de sa Commission économique pour l’Europe. Ce titre me rappelle l’intitulé d’une réunion tenue au Palais des Nations il y a une quinzaine d’années, et que je cite de mémoire : « Premier bilan des réunions préliminaires tenues pour examiner certaines des conséquences sectorielles de quelques effets pervers de la mise en place de procédures intermédiaires d’application des droits de l’homme ». On dira que c’est le charabia obligé - diplomatique ou administratif - visant à n’accuser personne… ou alors, le franc parasitisme dénoncé mainte fois, par exemple dans le livre « Lords of Poverty » il y a un quart de siècle. Mais cet art d’ajouter des couches de sujets à étudier sans fin se retrouve dans les sciences les plus pures. Désolé pour la citation qui suit… la plus longue du lot… mais elle en dit en effet encore plus long. Il s’agit de la conclusion d’un « poster » affiché à l’Hôpital, lors d’une journée de « posturographie ». Ce n’est pas tant l’abondance de termes savants au contenu parfois discutable qui mérite d’être relevée. Plutôt, les hypothèses et conditionnels au troisième degré : on ne jette plus rien au vieux papier – hygiène pourtant recommandée par le physicien Rafel Carreras - dès lors qu’on peut y trouver une niche de carrière et un prétexte à subvention. D’ailleurs, l’auteur de la citation est peut-être bien un des plus brillants (ou une des plus brillantes) du lot, et le sujet ne manque pas d’intérêt (les cancers psycho), même s’il n’est pas vraiment nouveau.

Le Fonds national se soigne

« La présence des états de stress post traumatiques couplés à une posture dysfonctionnelle caractérisée par des états oscillatoires désordonnés dans l’axe antépostérieur avec rattrapages postérieurs, induits par le circuit court de la peur, semble conduire à une augmentation significative des processus de cancérisation de la cellule humaine. L’hypothèse émise en préambule tenant à l’existence d’un stress oxydant de type postural semblerait dès lors requérir la mise en œuvre d’études complémentaires et ciblées afin de préciser si ce concept peut faire sens. Au vu de ces premiers résultats, il semblerait opportun de réaliser une étude drastique afin de vérifier l’exactitude de ces premières données. Entre-temps et à titre de mesure conservatoire, il semblerait également opportun de recommander de traiter les sujets en (posturothérapie) au moyen d’orthèses plantaires adaptées, comme cela avait fait l’objet d’une étude spécifique lors de la tenue du congrès (suit le nom d’un congrès américain de 2007) ». C’est ce qu’on appelle de la médecine « evidence based »… et au moins, ça crée des postes d’évaluateurs à Berne.

Boris Engelson, 30 décembre 2013

 

2 commentaires

  1. Posté par Pierre-Henri Reymond le

    « Un cœur paisible est la vie du corps, tandis que l’envie est la carie des os. » Prov. 14:30
    Autre version?  » La paix de l’esprit favorise la santé, mais la passion est un cancer qui ronge les os. »
    La sainte laïcité se doit de prendre cela avec des pincettes! Si la vie était aussi rigoureuse que l’interdiction de fumer dans tous les bistrots la courbe de mortalité monterai en flèche. Mais ce serait la faute des fumeurs, comme de bien entendu.

  2. Posté par Géo le

    Une grenade par jour éloigne le médecin. A condition de viser juste. Churchill revisité.

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