L’école valaisanne teste la pédagogie de projet

Stevan Miljevic
Enseignant

Le projet personnel, qu'est-ce que c'est?

L'équipe dirigeante précédente ayant la bougeotte, plusieurs réformes d'envergure sont entrées en vigueur cette année au niveau du cycle d'orientation valaisan. L'une d'entre elles a été l'introduction d'un "Projet Personnel". Elle s'adresse aux élèves de troisième année du CO. Il a été décidé d'attribuer à cette démarche trois heures par semaine. De plus, des classes à effectif réduit ont été créées pour sa réalisation. En bref comme en long, et puisque chaque élève dispose également d'un budget d'une cinquantaine de francs pour la réalisation de son projet, on peut estimer que part belle a été faite à cette démarche et que des ressources financières considérables ont été investies dans cette démarche. Mais en pratique, qu'est ce que ce "Projet Personnel"? En quoi est-ce que cela consiste concrètement? Et quels sont les objectifs visés? Pour répondre à ces questions, reportons-nous à la présentation officiel qui a été faite aux enseignants appelés à gérer cet enseignement.

En premier lieu, l'enseignement par projet est défini de la manière suivante: un groupe d'apprenants choisit un thème, se fixe des objectifs, s'entend sur le travail de réalisation, se répartit les tâches et établit une planification détaillée.

Par projet, il est entendu quelque chose qui exige un travail interdisciplinaire demandant une étroite collaboration, exigeant méthode, rigueur et de respecter différentes phases.

Pour être plus concret, quelques exemples de projets sont présentés: il s'agit par exemple de fabriquer un instrument de musique, d'inventer un jeu ou de créer sa propre ligne de vêtements. Les objectifs de la démarche sont les suivants: il s'agit de proposer aux élèves en fin de scolarité quelque chose de nouveau, de différent, de plus motivant et ce en développant des compétences comme la coopération, la collaboration, la planification et l'auto-évaluation ainsi que d'apprendre aux élèves une méthode transposable dans leur vie future.

Au niveau de l'organisation du cours, l'année scolaire est séparée en trois parties distinctes: durant le premier trimestre, il s'agit d'initier les élèves à la construction de projets par le biais de projets de petite envergure. Durant cette première phase, les élèves doivent découvrir les différents aspects d'un projet et les appliquer. Seront ainsi proposées aux élèves des activités du type construction d'un avion ou réalisation d'un apéritif(!!!). Le deuxième trimestre est consacré à la réalisation d'un projet conséquent par groupes de 3 à 5 élèves. Au total, 30 heures sont consacrées à cette deuxième phase. Enfin, la dernière étape va consister à lâcher les élèves individuellement dans la conception d'un projet et ce sur le même laps de temps. Durant l'ensemble de ce processus, l'enseignant est essentiellement en retrait. Son rôle consiste plus à fixer un cadre de travail et à veiller au bon déroulement des projets en se comportant comme un conseiller-coach. Il ne transmet pas de connaissances/compétences, il informe et clarifie ce que les élèves ne parviennent pas à comprendre par le biais de leurs expériences. Reste encore à signaler qu'aucune note n'est délivrée durant l'année; seul le projet individuel final est évalué.

En résumé, il s'agit donc, sur une période de 3 heures hebdomadaires, que les élèves évoluent dans le cadre de différents projets de groupe et individuels afin de travailler des compétences de collaboration, de communication, de planification et d'auto-évaluation afin d'acquérir une méthode réutilisable durant leur vie future. L'enseignant n'est plus un dispenseur de savoir mais un coach qui encadre le processus. Notons au passage que puisque certains projets ne peuvent être réalisés en salle de classe, les élèves peuvent obtenir une autorisation pour aller ailleurs dans l'établissement ou même sortir de l'enceinte scolaire. L'enseignant est considéré comme responsable de tout ce qui pourrait arriver, même en dehors de sa salle de classe.

Des activités motivantes?

Il est fort étonnant que le fait de proposer "quelque chose de nouveau, de différent" soit utilisé comme argument pour vendre la démarche. La nouveauté pour la nouveauté n'a strictement aucun intérêt. La nouveauté est porteuse d'intérêt dès lors qu'elle amène un plus à un niveau ou à un autre.  Si donc intérêt il y a, alors des arguments concrets doivent être avancés. Nous verrons par la suite si ceux qui le sont sont pertinents ou non.

Plus important est l'aspect de motivation: les promoteurs du "Projet Personnel" font de l'intérêt que peuvent y porter certains élèves un avantage certain. Or, à bien y réfléchir, il n'est pas évident que les activités scolaires doivent être nécessairement porteuse de motivation pour les élèves. La vie, qu'elle soit professionnelle ou personnelle, ne nous confronte pas qu'à des situations motivantes en elles-mêmes. A de multiples occasions, les tâches à accomplir sont fastidieuses et rébarbatives. Si on veut préparer les jeunes à affronter ces situations de vie, à disposer d'une méthode applicable, alors il n'est pas dans l'intérêt des adolescents que l'école leur serve tout sur un plateau. Il serait bien plus judicieux qu'ils apprennent à travailler leur mental de manière à pouvoir puiser en eux les ressources nécessaires à surmonter des difficultés telles que l'ennui. Rendre les apprentissages plus intéressants ne fait que contribuer à accentuer le travers de l'enfant-roi propre à notre temps. Cet aspect est d'autant plus problématique qu'il contribue à faire passer, dans le corps enseignant, l'idée que l'école doit tout mettre en oeuvre pour intéresser les élèves, et ce dans toutes les branches, ce qui n'est pas vrai pour les raisons qui viennent d'être soulignées.

Qu'on se comprenne bien, l'idée n'est pas de rendre l'école la plus ennuyeuse possible, mais plutôt de conditionner l'accès à des activités intéressantes à l'adoption de certains comportements. Une classe qui travaille bien mérite récompense. Associer un stimuli agréable à un comportement adéquat est un excellent moteur pour faire avancer les élèves. La nécessité d'apprendre aux élèves à se motiver par eux-mêmes rejoint parfaitement les exigences du monde économiques. Dans un récent sondage effectué par EconomieSuisse, les patrons, responsables RH et maîtres d'apprentissage ont établi la liste des compétences les plus importantes que doivent maitriser les futurs apprentis. Ils ont, par la même occasion, fait part de leur niveau de satisfaction actuel (1):

On constatera que motivation et discipline sont dans le trio des exigences les plus importantes et qu'elles ne sont absolument pas remplies par les jeunes apprentis. D'ailleurs, le "Projet Personnel" ne contribue en aucun cas à une quelconque amélioration de l'une de ces deux compétences. Il n'est pas soutenable qu'une manière de procéder contribuant à instaurer un joyeux chaos au sein des salles de classe soit en quoi que ce soit porteur d'un mieux en matière de self contrôle disciplinaire.  A l'inverse, les compétences de communication et de collaboration, présentées comme "demandées dans le monde professionnel" par ceux qui ont mis sur pied ce cours de "Projet Personnel" n'apparaissent pas dans les préoccupations principales des employeurs.

Il est bien clair (et doit le rester) que l'école n'a pas pour unique finalité de fournir les petits soldats dont a besoin l'économie. Mais dans le même temps, il est tout aussi évident que le futur professionnel doit impérativement entrer de manière significative dans l'équation de la formation des adolescents. Alors quitte à travailler des compétences "demandées dans le monde professionnel", peut-être serait-il judicieux de se pencher sur celles que demande ce même monde professionnel.

Mieux collaborer et mieux communiquer?

On ne saurait contester l'idée que la capacité à collaborer et à communiquer sont également des aspects importants du développement d'un être humain. De plus, il s'agit de compétences transversales exigées par le plan d'étude romand. Il semble donc de bon ton d'estimer que le canton du Valais fasse en sorte de respecter l'injonction et de mettre sur pied des activités permettant le développement de ces compétences.

Ceci étant dit, les choses ne sont pas aussi évidentes qu'elles n'y paraissent. En premier lieu, il faut constater que la première ébauche d'un plan d'étude romand, le PECARO, faisait remarquer qu'"un nombre important de recherches mettent en doute l'existence de compétences véritablement transversales" (2).

En creusant un peu plus loin dans ce domaine on découvre toute une littérature des plus intéressantes selon laquelle les différents apprentissages peuvent être classifiés en deux catégories bien distinctes: les habilité cognitives primaires et les habilités cognitives secondaires. La première catégorie recouvre les apprentissages de la vie de tous les jours tels que l'apprentissage du langage et sa compréhension, le développement de la socialisation ou l'acquisition de gestes moteurs alors que la seconde catégorie englobe les apprentissages scolaires comme la lecture, l'écriture et les mathématiques. Les compétences de communication et de collaboration se rangent donc dans la première catégorie. Or David Geary, une pointure en matière de développement cognitif et de psychologie évolutionniste (3) constate que

L'apprentissage des habilités cognitives primaires s'effectue naturellement à travers le développement de l'enfant et des situations de manipulations, de jeux, d'explorations, de découvertes, etc. qu'il expérimente au contact de son environnement. Ces apprentissages sont naturels et universaux, et sont observables dans toutes les sociétés. Les habilités cognitives primaires s'acquièrent naturellement grâce au développement et à la maturation de l'appareil cognitif de l'enfant et des expériences, riches en stimulations de toutes sortes, qu'il vit. (4)

En d'autres termes, les compétences en question se développent naturellement par le simple fait de vivre en société. Dans cette optique, pour répondre aux compétences transversales fixées comme objectifs par le PER, il  semble qu'il suffise de laisser les élèves interagir entre eux et avec les enseignants, que cela soit à la récré, durant les cours et autres camps ou retraites.

Et les savoirs scolaires dans tout ça?

Au vu de ce qui a été dit jusqu'ici, au regard des exigences du monde professionnel et de ce que dit la science au sujet du développement cognitif, la démarche du "Projet Personnel" laisse profondément songeur. Ceci dit, il reste encore à examiner un dernier point essentiel, à savoir si cette manière de faire peut favoriser l'acquisition d'une "méthode transférable dans la vie ou aux études plus tard" par les élèves mieux qu'un cours traditionnel ne pourrait le faire. Si les compétences de socialisation s'inscrivaient dans les habilités cognitives primaires, en revanche, l'élaboration d'une méthode, d'une planification pour mener à bien un projet de sa budgétisation à sa finalisation s'inscrit clairement dans les habilités cognitives secondaires, habilités pouvant être traitées scolairement de multiples manières que ce soit par la conception d'un projet ou par un simple enseignement traditionnel. Il s'agit donc de jeter un oeil sur ce que disent les études s'étant penchées sur la pédagogie de projet.

En octobre 2008 a été réalisé un rapport de recherche sur l'environnement éducatif dans les écoles publiques par l'université de Montréal. 65 établissements d'enseignement secondaire de la région ont été étudiés dans le cadre de ce travail. Il en ressort que plus les élèves sont impliqués dans des activités de type collaborative (typiquement des projets de groupe) plus leur taux d'obtention de diplôme s'effondre (5).

A l'inverse, ceux qui étaient le plus fréquemment confrontés à des enseignements de type magistraux voyaient eux leur taux de réussite prendre l'ascenseur (6).

Plus près de nous, une réforme de type socio-constructiviste incluant l'implantation de la pédagogie de projet a été tentée au tournant du siècle en Belgique:

C'est sur le plan de la dynamique pédagogique propre à l'école que nous avons eu des résultats surprenants voire paradoxaux. Nous nous attendions à ce que soient plus performants les élèves des écoles qui nous avaient été signalées par les inspecteurs comme engagées dans des projets pédagogiques novateurs (l'implantation de la pédagogie de projet). Non seulement nous n'avons pas constaté cette tendance, mais dans certains cas les résultats provenant d'écoles réputées dynamiques ont été particulièrement mauvais. (7)

Une impressionnante littérature scientifique confirme les conclusions spectaculaires sur le manque d'efficacité des pratiques socio-constructivistes. On a ainsi déjà parler de la dernière meta-étude de Hattie (8). Il y a aussi eu le projet Follow Through, ayant suivi 352'000 élèves de maternelle et de primaire sur une période de dix ans dont le professeur Douglas Carnine de l'université de l'Oregon a analysé en détail les données concernant 5 approches pédagogiques: une d'enseignement explicite et quatre autres basées  sur les prémices sociaux-constructivistes dont voici le descriptif:

Ces différentes approches ont été testées sur trois axes différents: leur efficacité à transmettre des apprentissages de base (Basics), des habilités intellectuelles telles que les raisonnements non verbaux et la capacité à résoudre des problèmes (Cognitive) ainsi que leur impact sur l'estime et l'image de soi des élèves (Affective). La synthèse de résultats suivante se passe de tout commentaire tant les différentes approches basées sur les prémices socio-constructivistes sont larguées et ce dans l'ensemble des trois domaines étudiés!

Ainsi donc qu'il s'agisse de connaissances, de compétences et même d'impact sur l'image que les élèves ont d'eux-mêmes, toutes les approches se basant sur les fondamentaux socio-constructivistes, donc de la pédagogie de projet également, ont des résultats largement inférieurs à des pratiques de pédagogie explicite (9).

Conclusion

Récapitulons donc ce qui a été dit jusqu'à présent:

1) la démarche de projet personnel ne favorise pas la capacité à être discipliné

2) elle ne favorise pas non plus la capacité à se motiver soi-même face à une situation peu intéressante en soi

3) elle ne répond pas aux attentes fondamentales du monde professionnel

4) son principal point fort est de favoriser l'acquisition de compétences que le simple fait de vivre en société permet d'acquérir et de bonifier

5) elle n'est pas efficace pour transmettre des connaissances et compétences scolaires

6) elle ne favorise pas non plus l'estime de soi des élèves

7) elle coûte très cher

8) elle contribue à faire passer dans le corps enseignant l'idée fausse et dangereuse que les apprentissages doivent être ludiques et contextualisés

Face à ce bilan accablant et considérant que certains élèves arrivent en fin de scolarité obligatoire avec de graves lacunes dans certains savoirs de base, considérant également que certains fondamentaux comme l'acquisition de réelles compétences et connaissances en matière informatique sont gravement négligés par l'école publique valaisanne actuellement (j'y reviendrai dans un futur billet) et considérant enfin les difficultés financières du département en charge de l'instruction publique, il serait opportun de réellement s'interroger sur la nécessité de maintenir une telle approche au programme!

Stevan Miljevic, le 9 décembre 2013

http://stevanmiljevic.wordpress.com/

Notes de bas de page

(1): http://www.economiesuisse.ch/fr/PDF%20Download%20Files/07_b_Ecole_obligatoire.pdf consulté le 6 décembre 2013

(2) PECARO, chapitre 6, p.29, cité par l'ARLE dans son rapport sur le plan d'étude romand p.2 http://www.ge.ch/dip/doc/dossiers/090408_per3_ge-arle-ann1.pdf consulté le 5 décembre 2013

(3) http://en.wikipedia.org/wiki/David_C._Geary

(4) S.Bissonnette, M.Richard et C.Gauthier "Echecs scolaires et réformes éducatives: quand les solutions proposées deviennent la source du problème", les presses de l'université Laval, 2005, p.79

(5) http://www.reseaureussitemontreal.ca/centredoc/recherches/environnement_educatif_diplomation.pdf p.55 consulté le 7 décembre 2013

(6) Ibid p.56

(7) B. Rey "Création d'épreuves étalonnées en relation avec les nouveaux socles de compétences pour l'enseignement fondamental", Belgique, 2001, p.82 cité dans

S.Bissonnette, M.Richard et C.Gauthier "Echecs scolaires et réformes éducatives: quand les solutions proposées deviennent la source du problème", les presses de l'université Laval, 2005, p.84

(8) https://stevanmiljevic.wordpress.com/2013/11/06/pour-un-enseignement-de-qualite/

(9) l'ensemble des données du projet Follow Through et de l'étude menée par Carnine à son sujet sont disponibles ici http://www.formapex.com/telechargementpublic/richard2002a.pdf consulté le 8 décembre

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