La Suisse et la 2e Guerre mondiale – Partie I

Christian Favre
Christian Favre
Essayiste

Si les historiens n’ont pas pour mission d’encenser le passé, à contrario ils n’ont pas non plus celle de le noircir. Si l’historien apolitique n’existe pas et n’existera jamais, il en découle donc que cette discipline universitaire doit s’ouvrir aux débats d’idées, à la confrontation mais tout cela avec de solides arguments.

 

Lorsque le pays est attaqué sur son passé, en particulier celui de la Seconde Guerre mondiale lors de l’affaire des Fonds juifs, on ne demande pas aux historiens de nier ni la compromission commerciale ni les refoulements, non, on leur demande de montrer le contexte mais aussi de montrer les actions positives qui furent nombreuses. On pourrait, pourquoi pas, également leur demander de montrer les actions négatives des accusateurs, en particulier sur le réarmement allemand et les refoulements.

Si des historiens ont fait en partie ce travail dans le passé, d’autres sont restés figés dans leur position idéologique, ne présentant aux médias que le côté noir de cette période en y ajoutant chez certains des mensonges comme les trains de déportés à travers la Suisse. Lorsque  les historiens se font juges, comme ceux de la commission Bergier, ils ont alors le devoir de charger les deux plateaux de la Balance même si l’un va la faire pencher. Il manque à la profession d’historiens une dimension critique ou d’autocritique qui existe dans tous les autres métiers et professions….

Les causes et les faits de l’Histoire de la Seconde Guerre mondiale sont d’une importance capitale pour comprendre le monde d’aujourd’hui. Sans compter son utilisation politique et idéologique. Et contrairement à ce que l’on pense, ce qui s’est  passé en Suisse au cours du conflit est encore très mal connu si l’on excepte les exercices comptables du rapport Bergier sur le commerce avec l’Allemagne. Pour ce qui concerne les refoulements, les travaux de  recherche de Jean Ziegler l’ont amené à proclamer ceci :

Dans sa lettre de félicitations à l'auteur du film Nazi gold, de la TV alémanique et de la BBC, vertement critiqué par Avraham Burg, Ziegler nous indique que 100'000 Juifs furent refoulés.

« The rejection at the border, especially from 19 August 1942, and often straight into the hands of their SS tormentors, of about 100,000 Jewish men, women and children, constitutes a crime against humanity. No time limit applies to such a crime. » Source

 

Le rapport Bergier a ramené ce chiffre à 24000 et aujourd’hui on en est à moins de 3000, suite à l’intervention du spécialiste Serge Klarsfeld, se référant aux travaux de l’historienne  genevoise Ruth Fivaz-Silbermann.

 « La commission Bergier n'a pas travaillé, tout simplement », déclare Serge Klarsfeld sans plus de ménagements, « elle n'a fait qu'étudier les biens, et la question essentielle qui est la question de la vie et de la mort des gens est passée à l'as ».

La commission a récupéré des chiffres éculés sans prendre la peine de distinguer « qui était Juif et qui ne l'était pas », et certains de ses membres ont même laissé entendre que les Juifs refoulés «avaient perdu la vie à cause de ce refoulement ». « Or la réalité est tout autre », martèle celui qui a été présente comme un 'militant de la mémoire'. « La vérité doit être dite ».

« Ces chiffres qu'on vous donne et qui sont dans votre tête, un peu partout dans le monde concernant la Suisse, ces chiffres sont faux... ça pèse sur la Suisse », reconnaît Serge Klarsfeld qui explique avoir réagi aux critiques formulées à l'encontre du président de la Confédération Ueli Maurer sur la base de chiffres erronés.

L'avocat admet que la Suisse ait pu susciter l'envie et que l'on se soit servi des conclusions du rapport Bergier pour laisser croître le préjugé d'une nation collaborationniste et cupide, « je pense que la Suisse mérite d'être réinstallée dans son propre rôle et non pas diffamée à l'aide de chiffres absurdes ». Source

 A titre personnel je pense que le monde a plus retenu le chiffre avancé par Ziegler, donc 100'000, que celui de 24000 de la commission.

CouvLivre4Commerce, refoulements, tout cela est bien sûr à mettre au  négatif, personne ne le conteste. Ce qui est par contre contestable c’est de construire l’Histoire uniquement sur le négatif, c’est pourquoi je pense qu’il est maintenant important, puisque les médias n’y parviennent manifestement pas, de révéler l’autre côté de ce qui s’est passé pendant cette période et de montrer ce qui a été réalisé par les principaux responsables, militaires, civils et humanitaires.

Au niveau militaire, c’est clairement du côté du Service de renseignements dirigé par le colonel Roger Masson qu’il faut nous pencher. Si en Suisse on ignore encore que ce service fut clairement du côté des Alliés et de la Résistance française il n’en est pas de même en France. Il y a quelques semaines, lors d’une défense de thèse, l’historien et professeur français, Robert Belot, s’est exclamé : " Masson, s’il était français, il aurait une statue ! "

Pourquoi cette réflexion ? Eh bien elle concorde avec celle-ci :

" Tout ceci permet d'apprécier le rôle majeur que notre région joua dans ces filières d'évasion vers la Suisse, filières, où, on le constate souvent, on retrouve parfois les mêmes hommes et les mêmes femmes qui, selon les circonstances et le moment, collaboraient avec les divers réseaux. Pour conclure, alors que certains se son complus à dire tant de mal de la Suisse du temps de guerre , ces dernières années, il conviendrait de noter que tous ces efforts nés en Belgique ne réussirent souvent, dans l'ultime étape, qu'avec la collaboration active des services suisses...Une note datant de 1997 du Centre de documentation historique de l'Armée belge qui a eu l'occasion d'étudier les circuits empruntés précise notamment le rôle joué au passage de Veigy (Haute Savoie) par le lieutenant Richard (un pseudonyme) de l'armée suisse emmenant les "enfants" dans sa voiture chez Godfrin...et la note ajoute: "il apparaît que chaque réseau allié évoluant sur le territoire suisse était chapeauté par un officier suisse . Les services suisses leur délivraient un sauf-conduit, en échange de quoi ces réseaux livraient aux Suisses des informations sur les territoires occupés par les Allemands. " - (ANSELOT Noël: La guerre des services secrets dans les 2 Luxembourg. Ed. Eole La Roche-en-Ardenne 2001   p. 171 - 172) .

A ce jour, de jeunes historiens suisses commencent à travailler sur la collaboration de l’armée avec les Alliés et la Résistance et l’on découvre alors que, à partir d’engagement d’agents, s’est créée une très importante branche de la Résistance française. Vous avez ici un travail de mémoire très bien documenté.

Si l’armée pourchassait avec succès les nombreux espions allemands, il en a été tout autrement avec les Alliés qui ont pu travailler pratiquement en toute liberté pour soutenir et financer tous les mouvements de résistances à l’Axe. Les tractations de la reddition de l’armée allemande en Italie se sont faites en Suisse avec l’aide discrète et secrète des SR de l’armée.

Cependant le fait le plus important est bien celui du réseau soviétique opérant en Suisse avec  entre autres les espions Rado et Roessler. Ce réseau transmettait à Moscou des informations capitales en provenance même du commandement allemand. On a longtemps tergiversé pour savoir si les informations provenaient du déchiffrage de la machine enigma par les Britanniques ou par la trahison d’officiers allemands. Compte tenu de la rapidité des informations l’option déchiffrage est à rejeter, ce qui vient d’être confirmé précisément lors de la soutenance de thèse mentionnée, les participants peuvent confirmer. Le bureau qui recueillait les informations faisait partie des SR suisses et c’est Roessler (Lucy) qui les transmettait au réseau soviétique dirigé par Rado. Il nous reste donc à connaître l’importance des informations et ce qui s’en est dit en Russie même. On ne peut pas dire que la curiosité des historiens suisses, sur ce sujet, fut débordante jusqu’à ce jour.

Cependant fort heureusement j’ai pu lire ceci dans le livre des historiens Eberle et Uhl (2006) "Le dossier Hitler" qui est en fait le rapport sur Hitler que Staline avait commandé, les auteurs indiquent dans la note 1 à la page 175:

"Dès le 1er avril 1943, l'agent Rado, qui travaillait pour l'espionnage militaire, transmettait à Moscou les premiers détails du plan d'offensive allemand à Koursk. Plus tard, il répercuta également au GRU, les services secrets de l'armée, les reports des dates initialement prévues."

Pour ceux qui l’ignorent la bataille de Koursk est considérée comme la plus grande de la Seconde Guerre mondiale.

Pour être plus clair, les renseignements du réseau soviétique, en Suisse, ont été extrêmement importants et décisifs pour la défaite de l’Allemagne nazie. A partir de là il n’est pas inutile de se demander, sachant ce qui se jouait en Suisse, s’il n’y avait là pas quelques motifs à l’Allemagne pour faire taire ce réseau.

Ce petit texte tiré du livre Voici qui est Sorge l’espion du siècle nous aide à comprendre que ceux, en Allemagne, qui ont trahi, comme Sorge, n’ont pas trahi l’Allemagne, bien au contraire, mais le nazisme, ils ont défendu l’honneur de l’Allemagne face au nazisme.

Il est bien clair que Roger Masson n’a pas mesuré les conséquences pour son image des rencontres avec le général SS Schellenberg, chef du service d’espionnage à l’étranger, et de fait on n’a retenu de Masson que ces contacts. Il en est résulté de ces contacts de nombreux faits positifs concernant la libération de prisonniers, bien sûr aussi calculés par le roublard Schellenberg. Voici ce que Masson, alors qu’il fut sévèrement attaqué pour ces rencontres, rédigea pour sa défense :

  1. Libération du lieutenant suisse Mörgeli, arrêté par la Gestapo.
  2. Libération de M. Cramer de la prison de Fresnes 1943.
  3. Libération d'officiers américains et britanniques du Camp d'Oranienburg. En 1944 (fin) ou 1945 Eggen ramena en Suisse le major anglais Dodge, puis le Général américain Vaneman, ancien attaché militaire des Etats-Unis à Berlin, ami personnel du Général Legge.
  4. Eloignement de Berne du dénommé von Bibra, premier Conseiller près de la Légation allemande à Berne (note: Bibra était un farouche partisan de l'invasion de la Suisse).
  5. Affaire Dübendorf: à l'occasion de l'atterrissage forcé d'un avion allemand à Dübendorf, les Allemands craignant que l'avion fut livré aux Anglais, un coup de main avait été préparé par l'aviation allemande qui devait, par bombardement aérien, détruire les hangars et donc toute la place d'aviation de Dübendorf. Schellenberg intervint personnellement auprès de l'OKW pour empêcher cette action.
  6. Libération et rapatriement de la famille du Général Henri Giraud. Treize personnes, dont la femme du Général, furent ramenées de Friedrichsroda.
  7. Le sauvetage de détenus, déportés ou prisonniers en Allemagne. Certains documents trouvés dans les archives de la "Kommandantur" de Paris laissant prévoir que les Allemands fusilleraient les otages détenus dans les Alpes bavaroises, je me mis aussitôt en relation avec Schellenberg. C'est ainsi que nous nous occupâmes du sort du président Herriot, de Paul Reynaud, de Léon Blum. Avec le même Schellenberg nous avons amorcé le sauvetage des 6000 femmes françaises détenues au camp de Ravensburg (note: la nièce de de Gaulle, Geneviève de Gaulle, faisait partie des détenues à Ravensburg).

Malgré tout ce que Roger Masson a fait pour que la Suisse ne soit pas accusée de collaboration avec les nazis, cette Suisse n’a jusqu’à ce jour jamais reconnu les mérites de Roger Masson, il faut que des louanges nous viennent de l’extérieur.

La personne qui a été la plus en vue c’est bien sûr le général Guisan et aujourd’hui encore, après également pas mal de critiques, plusieurs historiens parmi lesquels des étrangers, en dressent un portrait très flatteur, totalement mérité. Mais en Suisse, là aussi, les critiques furent nombreuses et l’une qui apparaît chez plusieurs historiens est celle que Guisan aurait été au mauvais stratège. Quand bien même il est étrange de critiquer une stratégie qui au final a fait que la Suisse a été épargnée, ce qui était le but.

Grâce aux forums en histoire j’ai pu recueillir une anecdote qui dément de façon spectaculaire cette prétendue absence de sens de la stratégie. En effet, avant guerre, Guisan avait fait plusieurs déplacements à l’étranger afin de se rendre compte du potentiel militaire de défense. Entre autre en Belgique, il visita les forts vers le canal Albert. Voyant l’imposante masse de béton il s’exclama : "quel magnifique terrain d’atterrissage !". Du premier coup d’œil Guisan a pensé à la possibilité d’une attaque aéroportée. Ces propos ayant été rapportés à l’Etat major belge, ce dernier répliqua qu’il n’avait pas de leçon à recevoir d’une personne d’un pays qui n’avait pas connu la guerre. Eh bien, c’est exactement à cet endroit qu’eut lieu la première attaque allemande, aéroportée et rapide neutralisation du fort d’Eben Emael. Triste démonstration malheureusement.

Je n’en dirais pas plus sur Guisan, de nombreux ouvrages ayant paru ces derniers temps. S’il y a un homme qui a payé très cher les échanges avec l’Allemagne, la collaboration martèlent-on, c’est bien le Conseiller fédéral Pilet-Golaz alors en charge du département politique, autant dire le plus important.

Le professeur Jean Rudolf von Salis qui a enseigné l'histoire à l'Ecole polytechnique de Zurich, émet pour sa part ce jugement:

           " […] M. Pilet-Golaz, chef du Département politique pendant la Seconde guerre mondiale, qui a été si vivement calomnié, vaut mieux que sa réputation. A sa manière, il a contribué à conduire le pays indemne au travers des dangers, mais lorsque le danger fut écarté, il a servi de bouc émissaire à beaucoup de gens qui, eux-mêmes, avaient été bien prudents envers Hitler et Mussolini. " - (Jean Rudolf von Salis "La Suisse diverse et paradoxale")

J’ajoute que Jean Rudolf von Salis a été une personnalité immensément appréciée dans les pays en guerre, il était chargé d’analyses de la situation à la radio, il n’a reçu que des louanges. Ce que l’on sait moins, c’est que si les radios nationales avaient autant d’audience, c’est qu’à la base il y eut des directives de Pilet-Golaz autorisant cette liberté de parole, liberté qui n’a pu exister, il faut le dire, que grâce à des personnes comme Jean Rudolf von Salis ou René Payot qui savaient les limites à ne pas franchir, l’auto censure ayant bien fonctionné.

La Suisse et la 2e Guerre mondiale - Partie II

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