Voyage au bout de l’enfer avec un Kafka iranien

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

Lauréat du Prix littéraire 2014 Jan Michalski avec son ouvrage Le Colonel, Mahmoud Dowlatabadi commence son histoire avec deux agents d’une police politique qui arrêtent un homme pour l’emmener.

 

On pense tout de suite au Procès de Kafka dans lequel deux individus viennent arrêter Joseph K. sans qu’il ne comprenne pourquoi. Et le « colonel » de Dowlatabadi ne comprend rien non plus. Mais tout de suite aussi, des différences avec Kafka apparaissent. Alors que l’écrivain tchèque situe clairement ses personnages, même lorsqu’ils sont vides et creux, l’écrivain iranien fait glisser son lecteur de figures en figures sans qu’on ne puisse jamais en identifier une et saisir la logique d’un comportement. Ainsi glissons-nous tout de suite de la photographie d’un « colonel » d’autrefois à un « colonel » vivant qui n’est peut-être pas le même, sans savoir vraiment à qui l’on a affaire et surtout, sans pouvoir inscrire le comportement de l’un ou de l’autre dans un déroulement logique. A la fin du roman, le « colonel » porte sa tête coupée comme un flambeau dans une procession nocturne et sanglante. A côté de Kafka, Edgar Poe.

Puis, de nouveau, Kafka. Avant de se suicider, le « colonel » a « bien vérifié que toutes les lumières de la maison sont allumées ». On retrouve Kafka parce que l’Iranien et le Tchèque conjuguent l’insignifiance de détails prosaïques (lumières allumées) avec une histoire horrible, en l’occurrence un suicide. L’insignifiance de ces détails, à travers cette conjugaison, est hissée à la hauteur de l’horreur sans la faire diminuer.

Pas de théorie compliquée ou philosophique, chez Dowlatabadi, mais des spectres et des fantômes qui passent devant nous en des gesticulations à la fois incompréhensibles et éclairantes. Le Colonel est une sorte de vaisseau fantôme à la dérive dans le maelstrom culturel qui a engouffré l’Iran. « Le problème, s’exclame le «colonel », est que nous sommes étrangers dans notre propre maison. Toute l’histoire de notre pays est le récit catastrophique de la même chose : celui d’une aliénation. » Puis il ajoute : « Comme c’est étrange que nous ne puissions jamais nous habituer à cette catastrophe ». Remarque qui fait sentir l’essentiel, à savoir que sur ce radeau de la méduse qu’est la modernité, il faut apprendre à perdre l’espoir de dire un jour : « Terre ! »

Autre différence entre Kafka et Mahmoud Dowlatabadi : l’écrivain tchèque n’évoque ni l’histoire ni la politique dans ses récits d’halluciné. L’écrivain iranien le fait même si, lui aussi, emporte son lecteur dans une longue hallucination. Mossadegh, le Shah d’Iran, l’ayatollah Khomeiny, bien que jamais nommés, sont présents. Plus présente encore, la chute de l’Iran dans le chaos et le sang. Ceux qui, à la suite du tristement célèbre intellectuel parisien Michel Foucault, croiraient encore qu’une révolution annonce des lendemains qui chantent, n’auront qu’à lire Le Colonel pour se convaincre qu’un tel événement, loin d’être une sonnerie de clairon avant une aube radieuse, fait entrer un peuple dans la nuit des dénonciations, des calomnies, des massacres. Dans la nuit de la folie aussi : l’unique psychiatre d’un hôpital pour malades mentaux, accusé d’espionnage, a été lui-même placé dans une cellule de cet hôpital.

Téhéran semble habité par des « spectres schizophrènes » qui oscillent entre une morgue, un cimetière, une maison où un fils, Amir, s’est réfugié au sous-sol. Ici ce n’est plus Kafka qui vient à l’esprit du lecteur, mais Dostoïevski avec ses Mémoires d’un souterrain. En lisant Le Colonel on croit, en de nombreuses pages, retrouver les propos du Russe qui a écrit : « rien, il n’y a rien dans le monde pour moi. Mon passé est une perpétuelle et ironique négation. » Et qui ajoute, juste après, comme aurait pu le faire Dowlatabadi et comme il le suggère d’ailleurs en de nombreuses pages : « Je vous jure, messieurs, que je ne crois pas un traître mort de tout ce que je viens d’écrire ». Et nous, lecteurs, que devons-nous croire ?

Le père mais aussi le « colonel » estime que son fils n’est pas en train de devenir fou, puis se dit qu’il l’est déjà. On ne sait pas. Ce « père » bourrelé de remords, assassin de la mère de ses enfants, ne sait pas ce qu’il en est des êtres qu’il côtoie, ne sait pas ce qu’il en est de lui-même. Et le lecteur, lui aussi, cesse de savoir qui il est. Il en vient à se dire qu’il a peut-être tué, lui aussi, sa femme, comme le Colonel, qui ploie sous le poids d’une culpabilité cosmique. Kafka encore.

Michel Foucault est toujours considéré comme un spécialiste de la folie. Mais confronté à cette folie maintenant universelle provoquée par une « révolution », il n’a rien compris. Devant l’ayatollah Khomeini, il s’est agenouillé bien bas, estimant qu’en Iran allait se produire un moment rare du XXe siècle dans lequel « tout Etat musulman allait être révolutionné de l’intérieur, à partir de ses traditions séculaires ». Mahmoud Dowlatabadi, lui, ne s’agenouille pas et ne donne pas dans cette triste soupe intellectuelle parisienne de l’après-guerre qui a fait tant de mal à la tradition littéraire et philosophique française. Il n’invoque pas les divinités séculières de l’Occident qui ont pour nom droits de l’homme, ouverture à l’autre ou multiculturalisme. Il entre dans l’enfer de la révolution avec pour seule obsession la description de cet enfer autant que cela est possible. Raison pour laquelle il déstabilise son lecteur en lui ôtant tous ses repères et lui faisant frôler la folie. C’est seulement en frôlant soi-même cette folie qu’on peut commencer à deviner ce qui se joue dans le choc entre tradition et modernité. Entre ces deux pôles, Mahmoud Dowlatabadi ne prend pas parti. Il nous invite à passer d’une folie à une autre avec, pour guide, un couteau sanglant, celui-là même qui a torturé le fils du « colonel », Amir, dans les prisons de la police politique, celui-là même avec lequel il a tué sa femme.

Rien n’est plus exaspérant que la réduction d’un poème à un message. De même avec un roman comme celui de Dowlatabadi. Cette œuvre est l’occasion d’une méditation sur modernité et tradition. Elle invite à réfléchir sur ce qui se passe dans le monde aujourd’hui. Mais elle contient tout de même un message sous-jacent : l’irruption de nos catégories dans des pays extérieurs à l’Occident n’a-t-elle pas eu des effets pires que ce qu’on a appelé le pillage du tiers-monde ? En forçant ou en encourageant les élites, les intellectuels, les poètes et romanciers de l’Iran, entre autres, à penser le monde en termes de révolution, de droits de l’homme, de peuple souverain, n’avons-nous pas provoqué une misère sans nom dans ce pays et beaucoup d’autres ? Un Russe peut se poser une telle question puisque son pays a souffert pendant 70 de la Révolution d’octobre qui n’en était pas une. Un Russe ne pourrait lire Le Colonel sans émotion. Mais un Européen ? Il continuerait à penser que le tiers-monde souffre sur le chemin de la modernité mais qu’un jour il sortira de cette souffrance grâce à la croissance, à la consommation, à la démocratie. Vraiment ?

Cette souffrance ne s’achèvera pas avec un retour à l’Islam. Mais elle ne s’arrêtera pas non plus avec un élan vers un régime de type occidental. Il est donc inutile de continuer à opposer nos vertus de soi-disant civilisés aux égarements de tous les peuples en souffrance. A la fin de la conférence de presse organisée pour présenter Dowlatabadi aux médias, une journaliste posait la question de savoir si l’Iran va bientôt sortir des ténèbres de l’obscurantisme pour s’avancer vers la lumière de l’Occident. Elle ne savait pas que le soleil ne se lève pas à l’Ouest. Dowlatabadi, lui, le sait.

Jan Marejko

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