1:12, pourquoi même les socialistes français n’en veulent pas

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Certes l'idée est pure, trop peut-être, et il devrait tenir à coeur de tout bon patron de payer justement ses employés; ce devrait être sa fierté, la preuve réelle de son succès, sa nique à la concurrence. Mais des années de culture syndicaliste ont ruiné les rapports hiérarchiques en entreprise. Rapports qu'elle ne conçoit plus qu'en termes de lutte de classe, infantilisant essentiellement le rôle du travailleur tout en dénonçant le paternalisme de ces patrons qui ne colleraient pas comme il faut à leur image de salaud.

Que l'on ne s'y trompe pas, la forme pléthorique de certaines multinationales, les moeurs exagérément libérales débarquées de l'étranger, demandaient que les ouvriers soient convenablement représentés, l'ont-ils été ? Nous serions bien empruntés de juger de la bonne volonté de nombre de syndicalistes, nous avons parlé jusqu'ici de "culture", culture dont l'initiative 1:12 semble démontrer la dérive capricieuse, le renoncement à réclamer le juste prix de son travail pour exiger que le juste prix du travail d'autrui soit dévalué à l'aune de la dévaluation que l'on admet pour soi-même; comme un enfant qui taperait du pied et chercherait à détruire un jouet qu'il ne peut avoir.

Plutôt que de charger pleinement les dirigeants de la responsabilité de gérer les rémunérations, plutôt que de vider les taxes, de distiller la main-d'oeuvre aux frontières et de permettre une concurrence salariale fondée sur la valeur personnelle du travailleur, ce qui a constitué, jusqu'ici, la meilleure façon de réaliser l'augmentation des salaires, 1:12 veut inverser les rôles, couper les têtes qui auraient le malheur de dépasser le plus petit dénominateur commun, et confier les clés de la boutique à ceux qui n'ont pas trouvé d'autres moyens pour s'élever que de rabaisser les autres.

Comme chaque manifestation de l'interventionnisme d'Etat, 1:12 va bloquer le marché, frustrer les travailleurs et priver les capitaines d'industrie de cette confiance qui responsabilise, pour les jeter dans les bras de cet esprit, de cette gageure, qui consiste à contourner les lois, à en détourner le sens, pour échapper aux exagérations de la culture que nous citions plus haut. Un système économique socialiste ne peut se concevoir autrement qu'avec deux rangées de barbelés, des meutes de bergers allemands et tout autant de régiments de VoPos. Tant qu'il y aura des frontières libres, les gens les sauteront pour fuir les tracas de ce genre.

Le socialisme à la française, victime d'un curieux emballement depuis une certaine élection, a pourtant su modérer ses ardeurs devant un projet de loi visant à encadrer les rémunérations des grands patrons. Il faut dire que les images d'exode de riches aux frontières rappellent, et annoncent, les heures les plus sombres de notre histoire. En mai dernier, le ministre de l'économie et des finances, Pierre Moscovici, rassurait tout le monde, le gouvernement jetait l'éponge; le manque à gagner, en termes de recette fiscale, s'annonçait abyssal. Comment vivre de l'argent des autres si ces autres préfèrent tout quitter plutôt que de remplir leur devoir "républicain" et se faire dépouiller avec le sourire au seul prétexte qu'ils ont plus gagné.

En 2011, la proposition 3.1.2 du programme du Parti socialiste, intitulée "Limiter les écarts excessifs de rémunérations", lance pour la première fois une idée semblable à l'initiative 1:12 :

"L'Etat actionnaire et employeur doit donner l'exemple. Nous proposons qu'au sein des entreprises qui ont une participation publique dans leur capital, les rémunérations soient comprises dans une échelle de l'ordre de 1 à 20. Dans les autres, l'assemblée générale des actionnaires, sur proposition du conseil d'administration après avis du comité d'entreprise, fixera ce ratio."

1:20 et non 1:12, pour les entreprises publiques seulement, et encore en tolérant un restant de liberté pour les actionnaires et le conseil d'administration des entreprises privées. Moins lourd, donc, et moins anticapitaliste que le modèle proposé par les jeunesses socialistes suisses.

En 2012, le candidat Hollande reprend l'idée dans son programme à l'engagement 26:

"J’imposerai aux dirigeants des entreprises publiques un écart maximal de rémunérations de 1 à 20."

Dès l'été 2012, Pierre Moscovici, présente un projet de décret. Le salaire des dirigeants des entreprises dont l'Etat est l'actionnaire majoritaire est limité à 450 000 euros annuels, soit environ 28 fois le smic et 20 fois la moyenne des plus bas salaires de la quinzaine d'entreprises publiques concernées (EDF, la SNCF, La Poste, Areva, Aéroports de Paris, France Télévisions, La Française des jeux, etc.). Le décret entrera en vigueur en octobre, la mesure concerne moins d'une vingtaine de personnes.

Reste l'engagement 55, imposer la présence des salariés dans les assemblées d'actionnaires pour imposer le rapport 1:20 au privé. En janvier 2013, Jean-Marc Ayrault annonce que le gouvernement "préparera un projet de loi" qui devra inclure des "dispositions législatives permettant aux salariés de siéger dans les conseils d'administration [et] de mettre fin à certains comportements en matière de rémunérations." En mars, les premiers ratés se font entendre; Najat Vallaud-Belkacem, porte-parole du gouvernement:

"Il y aura une loi mais on ne peut pas faire dans le privé ce qu'on fait dans le public, cela va de soi."

Début mai, François Hollande, dans le bilan de l'avancement de ses promesses, introuvable désormais sur le site du gouvernement, continue de promettre une loi sur "la gouvernance des rémunérations dans le secteur privé." Mais, fin mai, déjà, Pierre Moscovici jette l'éponge, il n'y aura pas de loi, le gouvernement préférant "concentrer l'action législative sur la contribution de 75 % sur la part des rémunérations dépassant 1 million d'euros, qui sera acquittée par l'employeur", soit l'impôt à la source des hauts salaires. A sa défense, il faut dire que le "ras-le-bol fiscal" pointait déjà le bout de son nez. Dans les faits, le ministre de l'économie, après avoir rencontré leurs représentants, a choisi de faire confiance aux chefs d'entreprises, lesquels "se sont engagés à présenter rapidement un renforcement ambitieux de leur code de gouvernance"; emballé c'est pesé.

Tant de sagesse devrait faire réfléchir les jeunes socialistes ou, à défaut, le peuple suisse, l'enfer fiscal le plus moderne et sophistiqué de notre époque ayant lui-même reculé devant cette sorte de putsch salarial qui aurait constitué la passe de trop, le point de bascule entre une économie libre et le kolkhoze. Sans exagération, une prise de pouvoir de l'Etat dans les entreprises privées et une fixation des salaires sur des critères "anéconomiques", c'est le démantèlement de la libre entreprise, la misère et la faim.

En effet, le premier gouvernement à avoir tenté de faire vivre cette vue de l'esprit fut... l'URSS de Lénine. Le 10 octobre 1918, est adopté, sous la pression du Conseil central des syndicats soviétiques, le premier code du travail, lequel décrète l'obligation pour tous de travailler ainsi que le droit d'exiger un emploi. Le code impose un salaire minimum et réduit drastiquement les inégalités entre salaires, le chômage explose. La guerre civile fait encore rage, les travailleurs, mobilisés de force, s'enfuient à la campagne. En 1919, la crise alimentaire atteint Moscou, les rations de pain tombent à 80 grammes par jour. Le décret du 21 février 1919 dessert l'écrou salarial pour la région de Moscou et instaure un rapport de 1 à 5 entre un salaire minimum officiel de 600 roubles et le salaire maximum de 3000 roubles pour le personnel administratif dit "hautement qualifié". Très vite, le salaire minimum n'est plus respecté, le maximum augmenté d'avantages divers; ô surprise, les socialistes seraient des hommes comme les autres... Peu après la limitation du salaire des membres du parti, fixé sur le salaire "moyen", est abandonnée, et leur rémunération passe à 2000 roubles.

En 1921, Lénine introduit la Nouvelle politique économique (NEP), qui rétablit un certain libéralisme:

"Faire au capitalisme une place limitée pour un temps limité",

explique-t-il tout en s'excusant:

"Nous ne sommes pas assez civilisés pour pouvoir passer directement au socialisme, encore que nous en ayons les prémices politiques".

Mais le chômage ne baisse pas.

La même année, le Xème Congrès du parti bolchévique admet l'insuffisance des salaires et des rations. L'"Opposition ouvrière" d'Alexandre Chliapnikov et Alexandra Kollontaï, qui accuse Lénine de s'être vendu au grand capital, exigera même une "plus grande égalité des salaires". Il leur sera répondu que cet objectif ne peut être atteint dans l'immédiat. Les ouvriers entreront en grève, Lénine aura ce mot d'une lucidité rare:

"Les poignées, les groupes, les couches d'ouvriers qui s'accrochent obstinément aux traditions, usages du capitalisme et continuent à considérer l'État soviétique comme ils considéraient l'État d'hier: lui fournir le moins de travail possible, de la qualité la plus basse, et lui arracher le plus d'argent."

Il meurt en 1924. En automne 1930, le gouvernement "décrète" la fin du chômage. Staline collectivise les terres: entre 1932 et 1933, près de dix millions de personnes meurent de faim en Ukraine, pourtant grenier à blé de l'URSS. Dès la mort de Staline, censée signifier un bref relâchement de la terreur, les grèves ouvrières se démultiplient dans toute l'Union soviétique; la répression d'augmenter d'autant. Il faudra attendre les années 60-80 pour une normalisation des rapports de travail et une baisse effective du chômage: Le régime libère la mobilité des travailleurs de même que le libre choix de l'emploi, interdit la grève, soumet, dans la Constitution de 1977, la garantie de l'emploi aux "besoins de la société", entérine l'interdiction faite aux syndicats de négocier les rémunérations, casse la limite des salaires, ce qui conduira bientôt à des rapports pouvant atteindre jusqu'à 1:50. C'est à ces conditions, bancales, mais à ces conditions seulement, que le socialisme soviétique tiendra jusqu'en 1989. Le jour où Gorbatchev renoncera à garantir le rideau de fer à la frontière austro-hongroise, le régime s'effondrera. Concurrence...

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