Hegel, la croissance et la Suisse

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

La croissance, nous y croyons. Ou plutôt, nous voulons y croire, parce qu’il est évident qu’elle ne peut pas se prolonger indéfiniment. Dès lors, nous voulons croire en la croissance, tout en sachant que nous ne devrions pas tellement y croire. Mais c’est difficile à avouer, parce que, grâce à elle, pensons-nous, les inégalités deviendront supportables.
Pour Hegel, les affaires humaines ne sont pas déterminées par les besoins de l’homo economicus, mais par le désir de reconnaissance. Les hommes ne cherchent pas en priorité un meilleur fonctionnement économique ou politique, mais aspirent à se sentir exister. Ce qui leur est insupportable, c’est de se sentir insignifiants comme de minuscules atomes s’agitant sans fin et sans but, un peu comme le célèbre Sisyphe d’Albert Camus

La phénoménologie de l’Esprit de Georg Wilhelm Friedrich Hegel, philosophe allemand du début du 19ème siècle, vient d’être traduite en néerlandais. Le 18 juillet, un long article dans PressEurop a célébré cet effort éditorial. Ouvrage relativement illisible, il n’a toutefois pas cessé d’être une référence ces dernières années, notamment pour Francis Fukuyama dans son célèbre livre, La fin de l’histoire et le dernier homme. Hegel remet en question l’idée de croissance en la relativisant.

 

La croissance, nous y croyons. Ou plutôt, nous voulons y croire, parce qu’il est évident qu’elle ne peut pas se prolonger indéfiniment. Dès lors, nous voulons croire en la croissance, tout en sachant que nous ne devrions pas tellement y croire. Mais c’est difficile à avouer, parce que, grâce à elle, pensons-nous, les inégalités deviendront supportables. Chacun, pouvant espérer obtenir une plus large part du gâteau, acceptera que son voisin en obtienne une plus grande. Grâce à la croissance, l’envie, la jalousie seront adoucies – révoltes ou révolutions seront évitées. Donc, recette valable aussi pour les nations ! Se sachant en croissance, elles ne voudront pas entrer en conflit de peur de menacer ce qui rend les rend plus fortes. C’est la paix internationale et nationale qui se profile derrière la croissance. On comprend pourquoi elle est l’objet d’une ferveur religieuse. Grâce à elle, nous ne souffrirons plus des inégalités entre peuples et individus. Grâce à elle régnera une paix éternelle. Notre royaume sera enfin de ce monde.

 

Derrière cette foi profonde en la croissance se tient l’homo economicus. Il irrite beaucoup et soulève des protestations : « nous ne sommes pas que des producteurs et des consommateurs ! » entend-on s’exclamer plus d’un. Mais cette protestation ne sert à rien parce que cet « homo » va promouvoir un royaume de paix et de progrès. Or, à cela, nous tenons comme à la prunelle de nos yeux et nous n’allons donc pas abjurer notre foi en l’homo economicus. Pas plus que notre foi en la croissance ! Nous sommes laïques, mais nous avons tout de même notre credo : je produis, tu produis, nous produisons tous et nous irons tous au paradis. L’homo economicus, c’est l’homme nouveau de demain.

 

Pour Hegel, les affaires humaines ne sont pas déterminées par les besoins de l’homo economicus, mais par le désir de reconnaissance. Les hommes ne cherchent pas en priorité un meilleur fonctionnement économique ou politique, mais aspirent à se sentir exister. Ce qui leur est insupportable, c’est de se sentir insignifiants comme de minuscules atomes s’agitant sans fin et sans but, un peu comme le célèbre Sisyphe d’Albert Camus. Et ce qui vaut pour les individus vaut aussi pour les peuples. Eux aussi veulent se sentir exister, comme on peut le percevoir en Suisse après le discours d’Uli Maurer qui a compris que ce n’est pas seulement un meilleur fonctionnement qui permettra à ses concitoyens de se sentir exister, mais aussi un rappel des valeurs helvétiques. Une amélioration des conditions de vie ne suffit pas. Que faut-il donc en plus ?

 

Aux origines de l’humanité, toujours selon Hegel, c’est une lutte à mort qui donne aux hommes le sentiment d’exister. Plus tard, ce sera la guerre qui donnera ce sentiment et, enfin, comme Nietzsche l’a observé, la révolution. Bref, le conflit permet d’échapper à l’angoisse de Sisyphe. J’existe parce que me bats.

 

Devant la philosophie hégélienne, les experts sourient. Allons donc, le désir de se sentir exister jouerait un plus grand rôle, dans les affaires humaines, que le désir d’acquérir ? Pas sérieux ! Le sérieux, c’est l’économie avec son PIB.

 

Le problème est qu’en regardant l’histoire humaine, on ne voit pas que l’économie y ait joué un très grand rôle. Comme l’observait Christian Lambelet sur ce site, c’est la guerre qui a permis la formation de la plupart des Etats européens. Or la guerre, sur le plan économique, ce n’est pas idéal. Les conquêtes napoléoniennes ont conduit à l’appauvrissement de l’Europe – Hitler a bien remis sur ses rails l’économie allemande, mais pour conduire son Reich à l’abîme. Et pire encore ! A vouloir la croissance à tout prix, à être obsédé par la productivité, on peut aller au désastre. Un Staline ou un Mao, victimes de cette obsession, ont provoqué des famines sans précédent.

 

Après avoir tenté de cesser d’exister en se fixant exclusivement sur ses performances économiques, en parlant ouverture et multiculturalisme, la Suisse est en train de comprendre qu’elle ne peut faire l’économie du désir de reconnaissance. Il ne s’agit pas de faire la guerre, mais de prêter un minimum d’attention à ce que nous sommes et voulons être. Ça compte !

Jan Marejko

Un commentaire

  1. Posté par Zeller Philippe le

    J’existe parce je me bats! Et Goethe de rappeler que:  » Seul est digne de la vie celui qui chaque jour part au combat! »

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