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Jean Romain
Jean Romain
Ecrivain, philosophe, député PLR GC Genève

L’utilisation du vocabulaire n’est pas anodine.

La semaine dernière, en commission de la culture et de l'éducation, une personne s'obstinait à utiliser le mot «apprenant», à l'amusement de bien des commissaires. Or ce mot ringard a pour but d'imposer une conception étroitement technique de la pédagogie.
Tandis que l'élève (quel beau terme, qui désigne ce qu'il faut élever) est confié à un professeur ou à un maître chargé de l'élever au-dessus de sa condition, l'«apprenant», lui, est l'affaire d'un technicien du savoir, d'un «appreneur» soucieux de lui inculquer, au moyen d'«outils pédagogiques» en vue d'atteindre les «objectifs», et cela au fil d'astucieuses «séquences didactiques», les «compétences» consignées dans le cahier des charges d'un «projet éducatif».
Toute cette farine dégoulinante de sottise et de vacuité pompeuse est celle même de l'école actuelle. Mais elle n'est pas là uniquement pour le plaisir de céder à une mode passagère, elle suit un projet très clair: celui de détruire l'école dans son rôle de transmetteur de connaissances. On veut une école où dominent la mécanique quantifiable de la transmission, la rentabilité, le savoir-faire immédiatement productif.
Et dans cette machine à fabriquer des ignares, le professeur en est réduit à une seule fonction: animer les classes, être cool, tout négocier tout le temps, être un «facilitateur». Car l'enseignement est un art, et ceux qui sont incapables de l'exercer en ont fait une science. Un des facteurs centraux de la péjoration du métier provient directement des HEP (Hautes écoles pédagogiques), carcans idéologiques et indigents, qui se prétendent les garants des «sciences de l'éducation», c'est le creuset où se prépare la purée qui sera ensuite distillée dans les classes. Ce glissement progressif de l'enseignement comme art vers l'enseignement comme science repose sur une idéologie claire depuis les années soixante: faire de l'école un lieu qui corrige les inégalités sociales. Noble ambition, à laquelle je souscris.
Mais, ne soyons pas angéliques, une telle rationalisation de la production de compétences parvient-elle à compenser les handicaps socioculturels, inévitables dès lors qu'entre au collège une grande partie des jeunes ayant fréquenté l'école obligatoire? Seuls des esprits obtus insinueront que ces inégalités peuvent, à l'aventure, provenir aussi des aptitudes ou de l'effort, et que l'école va les corriger. Mais dans les faits, ce n'est pas le cas. Si on admet que le savoir est un bien, et qu'il est bon que les élèves en soient possesseurs, alors l'école ne peut que vouloir l'universaliser. Mais donner sa chance à chacun n'est pas transformer en jus d'HEP un élève en apprenant. Ce serait lui faire injure!
Jean Romain
Première publication Nouvelliste 06.06.2013

6 commentaires

  1. Posté par Marie-France Oberson le

    M Romain écrit : » des gens qui savent bien ce qu’ils font, qui ont une stratégie, une ambition et un but : détruire l’école qui transmet du savoir pour mettre en place une école politique. »
    …. Tout à fait juste !
    En faisant des recherches sur l’école en général et vaudoise en particulier contre laquelle j’ai gardé une dent, j’ai trouvé ceci qui confirme les propos de M. Romain :
     » Rapport de la commission d’enseignement du parti socialiste vaudois. Une école nouvelle pour une société socialiste: L’école telle que nous l’envisageons pour l’avenir doit être l’instrument qui permettra de transformer la société capitaliste actuelle en une société socialiste, démocratique et égalitaire »
    Source : http://www.vbru.net/src/avpc/avenir.html
    (Quel avenir pour nos enfants ? Réflexions sur le passé et le présent de l’école vaudoise
    Jean-Marc BERTHOUD)

    ……………………………………………………

  2. Posté par Pierre-Henri Reymond le

    Dans ma jeunesse j’ai entendu, comme un lieu commun, un axiome, que le père souhaitait que le fils soit mieux, plus! Désir qui peut procéder d’un sentiment pur et altruiste. Mais aussi de l’investissement narcissique. Et contenir les germes d’une rivalité masquée. Carlo Suares a, dans « Quoi Israël », mis ce fait en évidence. D’où une double injonction, « monte sur le trône » afin que je sois fier de toi, mais reste à terre afin que je ne perde pas la face.
    Quel rapport avec cette « école » qui bafoue l’intelligence des enfants? Je n’en sais rien. Mais je cherche et je vous invite à chercher aussi.

  3. Posté par Pierre-Henri Reymond le

    Le propos de Monsieur Romain me renvoient loin en arrière. Je ne fais pas allusion à ma carrière de père, mais à un souvenir diffus. Souvenir d’avoir feuilleté un livre, il y à plus de trente-cinq ans. Il y était question de noyauter l’école pour transformer la société, créer un nouvel ordre, ou quelque chose de ce genre. Ma mémoire associe Gramsci à ce passage. Récemment j’ai pu parcourir les sept volumes des écrits de prisons sans rien y trouver qui corrobore ma mémoire. Par contre, en lisant les protocoles des sages de Sion j’ai perçu une tonalité semblable. A propos des protocoles, j’accepte que ce soit un faux dans le sens ou ils ne traduisent pas une conspiration juive. Mais ils ont été écrits. Et force m’est de constater que de jour en jour ce qu’ils décrivent s’actualise. Alors? Un complot? Si oui, qui? Question lancinante qui me taraude depuis des années.
    Comment justifier mon intuition que l’Europe s’achemine vers le totalitarisme? Et que c’est inéluctable. Comment dire que le totalitarisme est comme écrit en l’homme? Et que de petits riens, des banalités comme l’écrivait Stefan Zweig, en sont les symptômes.
    Que vous dire? Sinon vous inviter à lire ou à relire le livre de Jean-Pierre Graber, « Les périls totalitaires en Occident » ( La pensée universelle, 1983). Notez que je viens de constater que Jan Marejko à écrit à ce sujet.
    Alors?

  4. Posté par Cain_Marchenoir le

    Je ne crois même pas que ces braves gens recherchent une domination quantifiable de la transmission, de la rentabilité et du savoir faire immédiatement productif: question rentabilité, on touche au néant avec les techniques pédagogiques made in HEP puisque le socio-constructivisme consiste à ventiler un max pour moins que moins du minimum en matière de résultat.
    Concernant le savoir faire immédiatement productif, effectivement l’approche par compétences s’inscrit dans cette ligne. Néanmoins, je ne suis pas certain que l’efficience soit énorme: on peut travailler bien longtemps des compétences, dans certaines branches sans les connaissances ca n’a pas de sens (qu’on pense aux langues! Sans vocabulaire on ne fait rien…) et dans les autres, il n’est pas certain que l’amélioration des élèves en la matière soit suffisante pour valider l’approche…
    Ensuite, je ne pense pas que cette approche vise vraiment à compenser les handicaps socio-culturels: celui qui pour une raison ou pour une autre apprend vite et bien des connaissances, généralement aura les mêmes facilités en matière de compétence. A moins de niveller par le bas (ce qui est malheureusement assez fréquemment le cas), il n’y a aucune raison que cette manière de faire contribue d’une façon ou d’une autre à réduire les écarts. Ce d’autant plus que si on prend en compte le socio-constructivisme, alors l’écart se creuse même!

  5. Posté par Jean Romain le

    Le problème n’est pas celui d’une instance parisienne qui ne reconnaît pas le terme, et dont tout le monde se fiche éperdument.
    Le problème est qu’il s’agit là d’un terme de combat, utilisé par des gens qui savent bien ce qu’ils font, qui ont une stratégie, une ambition et un but : détruire l’école qui transmet du savoir pour mettre en place une école politique.

  6. Posté par Chaussivert le

    Je suis en possession d’une lettre de l’Académie française qui ne reconnait pas le mot « apprenant ».

Et vous, qu'en pensez vous ?

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