Aussi longtemps qu’un individu voit le monde comme une grande machine telle que celle dépeinte par Charlie Chaplin dans Les Temps modernes, il ne voudra pas être réintégré. On ne peut donc pas relâcher un criminel en s’appuyant sur l’idée qu’il a été reprogrammé, via la psychiatrie et ses pilules, pour une réintégration dans la société. A moins de supposer que la psychiatrie et ses pilules justement puissent le rendre fonctionnel. Mais alors nous, qui le supposerions, qui serions-nous ? La réponse est simple : des barbares ! Entre les criminels et nous, il n’y aurait finalement plus guère de différence. Nous nous retrouverions tous dans un monde sans bien ni mal et où il n’y aurait plus que des dysfonctionnements.
Pas de mot plus ambigu que celui d’intégration. Quant à la formule tant employée ces dernières semaines de « modèle d’intégration », à propos des émeutes de Husby en Suède, elle ne veut rien dire du tout. Ce n’est pas un modèle que les Suisses ont suivi lorsqu’ils ont accueilli les Hongrois en 1956 ou lorsque, plus tard, des réfugiés serbes sont arrivés chez eux sans poser de problèmes, comme l’a rappelé Slobodan Despot ces dernières années. Ils les ont simplement accueillis, un point c’est tout. A l’inverse, on a pu croire l’intégration des Juifs allemands réussie dès la fin de la guerre de 1870 puisque la nouvelle constitution du Reich abolissait la plupart des restrictions politiques et civiques les concernant. Plus tard, dans la République de Weimar entre 1921 et 1927, la moitié des mariages étaient mixtes. Comme on sait, cette intégration qui paraissait réussie, a finalement conduit à une extermination par Hitler. Au-delà de ces considérations factuelles se pose un problème philosophique.
Pas d’image plus horrible que celle d’un homme intégré et seulement intégré. Il est devenu une chose programmée qui paie ses factures, conduit sa voiture, fait consciencieusement sa lessive, et tout s’arrête là. Si le Général de Gaulle s’était contenté de faire sa lessive, il n’aurait jamais rejoint Londres pour entrer en dissidence. Précisons qu’il n’a pas rejoint Londres pour jouir de la vie sur une plage de Brighton. Il a rejoint Londres pour y poser les fondements d’une nouvelle communauté nationale. On n’entre pas en dissidence par narcissisme, mais par altruisme et guidé par la vision d’une différente manière de vivre ensemble.
La vocation d’un être humain ne consiste donc pas à s’adapter à son milieu social pour mieux y performer. Qu’il faille s’y adapter dans une certaine mesure, c’est évident, mais seulement dans une certaine mesure. C’est une imposture de nous faire croire que tout ce qui nous reste à faire sur terre consiste à s’adapter avec un peu de ski ou de plage. Parfois il faut résister en prenant des risques, parfois en prenant un risque de mort. Le Général de Gaulle a été condamné à mort par contumace à Clermont-Ferrand le 2 août 1940. Il n’a pas alors suivi un modèle. Personne ne peut nous dire quand il faut résister. Seule notre conscience le peut, comme l’a dit une fois pour toutes Martin Luther à Worms en 1521 avec son célèbre « Hier stehe ich und kann nicht anders ».
Nous ne devenons pleinement humains qu’à condition de nous dés-intégrer pour assumer notre individualité. Les philosophes existentialistes, de droite comme de gauche, ont dit la même chose lorsqu’ils ont parlé d’ek-sistence. Avec ce néologisme, ils voulaient nous faire sentir que nous n’existons pas comme d’autres organismes dans l’univers. Le foie et les reins n’ont pas à s’assumer, n’ont pas à ek-sister, à se dés-intégrer. S’ils essayaient de le faire, s’ils se demandaient ce qu’ils font là, dans notre corps, à sécréter des substances, ils fonctionneraient bien mal. Eux doivent être bien intégrés. Pas nous, qui sommes appelés à nous demander ce que nous faisons sur la terre. Si nous ne nous le demandions pas, nous serions les zombies d’un système politique ou culturel. Qui peut se proposer de devenir un zombie ? Tous les jours, nous nous demandons qui nous sommes, qui nous avons été et ce que nous pourrions devenir. Tous les jours, nous nous parlons à nous-mêmes dans un silencieux dialogue intérieur. Ce dialogue peut conduire au pire, au crime ou au terrorisme, mais il peut aussi conduire au meilleur, à Londres, à une fertile dissidence gaullienne. Un individu qui n’aurait pas un tel dialogue intérieur, ressemblerait à une vache paisible ou à un castor performant.
Cela dit, lorsqu’un individu cesse d’être une vache ou un castor, nul ne peut dire ce qui va lui arriver, pas même lui. On ne peut qu’espérer qu’il ne va pas casser la baraque. On ne peut que souhaiter, avec l’écrivain irakien Yasmina Khadra, qu’il restera, comme le héros de son roman, Les Sirènes de Bagdad, un terroriste repenti, sensible à la beauté du monde, sensible à la beauté des êtres qui l’entourent.
Mais comment, demandera-t-on, commençons-nous à nous dés-intégrer, à nous extraire du système, comme on disait en mai 68, pour devenir des êtres pensants ? La réponse est simple : en sortant de nous-mêmes. Et comment cela nous arrive-t-il ? Lorsque nous sommes cassés par la beauté, lorsque nous nous identifions aux personnages d’un roman, lorsque nous nous élançons vers un autre parce que nous l’aimons. C’est peut-être difficile dans un monde où l’amour et la beauté ne semblent plus servir qu’à nous faire ronronner comme de béats bisounours, mais ce n’est pas impossible. Par cette sortie hors de nous-mêmes, nous cessons d’être des barbares pour devenir des êtres civilisés. Le barbare est content d’être ce qu’il est – le civilisé est toujours insatisfait de ce qu’il est. Il cherche à se dépasser en direction d’un autre monde – pas le barbare toujours content de performer dans le monde tel qu’il est ! Il n’est pas de discours qui donne plus la nausée que celui tenu aujourd’hui sur les valeurs. Elles sont présentées comme des objectifs à atteindre au terme d’un programme permettant de se réaliser, de maximiser ses profits ou son bien-être, sans retour sur soi, sans prise de conscience de ses limites. Or des valeurs nous invitent à une telle prise de conscience parce qu’elles nous arrachent à nous-mêmes et nous inscrivent dans une relation d’altérité infiniment plus profonde que celle accordée par la circulation automobile, la lessive ou le paiement des factures.
Faut-il réintégrer au moins les criminels comme celui de Marie en Suisse romande ? Rien n’est moins sûr. En tout cas pas si le crime leur paraît être une voie de sortie hors d’un monde programmé, mécanique, absurde, comme il l’a paru à L’Etranger de Camus. Si, aux yeux des criminels, la réintégration est une reprogrammation, une sorte de lavage de cerveau, comme on le voit dans le film Orange mécanique, elle les ramènera à la criminalité, voire au terrorisme. Qui voudrait être réintégré, reprogrammé ?
Aussi longtemps qu’un individu voit le monde comme une grande machine telle que celle dépeinte par Charlie Chaplin dans Les Temps modernes, il ne voudra pas être réintégré. On ne peut donc pas relâcher un criminel en s’appuyant sur l’idée qu’il a été reprogrammé, via la psychiatrie et ses pilules, pour une réintégration dans la société. A moins de supposer que la psychiatrie et ses pilules justement puissent le rendre fonctionnel. Mais alors nous, qui le supposerions, qui serions-nous ? La réponse est simple : des barbares ! Entre les criminels et nous, il n’y aurait finalement plus guère de différence. Nous nous retrouverions tous dans un monde sans bien ni mal et où il n’y aurait plus que des dysfonctionnements.
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