« Une vie au Goulag » de Dimitri Vitkovski

Francis Richard
Resp. Ressources humaines

Dans les premières pages de son Archipel du Goulag, Alexandre Soljénitsyne rend hommage à Dimitri Vitkovski.

Dimitri Vitkovski aurait dû être le correcteur du grand œuvre de l'écrivain russe, parce qu'il avait "la plus vaste expérience des camps", y ayant passé la moitié de sa vie. Il a cependant écrit lui-même un livre sur le Goulag. Ce livre aurait dû paraître en Russie au début des années 1960, mais il ne paraîtra que trente ans plus tard, vingt cinq ans après sa mort.

A la fin de l'année passée ce livre a été pour la première fois publié en français. C'est le témoignage poignant d'un homme dont la vie fut brisée sans raison.

Dimitri Vitkovski est en effet arrêté à 25 ans, en 1926. Il est considéré comme "socialement dangereux" parce que se trouvant à Tomsk, en 1919, il a été mobilisé de force dans l'armée blanche de l'Amiral Kotchak.

Au moment de son arrestation il vient de finir des études d'ingénieur chimiste et s'apprête à devenir scientifique. Il ne le deviendra jamais vraiment.

Après un séjour obligé à la Loubianka, la prison interne du Guépéou, il est transféré aux Boutyrky, puis déporté, pour son bien, en Sibérie, à Ienisseïsk: il n'est pas coupable, n'a rien fait de mal, mais il est instable...

Il a alors la chance d'être accepté comme laborantin dans une mine d'or située à quatre cents kilomètres de là. Après la mine il est "embauché comme ouvrier dans une expédition scientifique forestière".

Après trois ans de déportation, suivis d'un bon moment de vagabondage, il travaille pendant un an dans une usine chimique d'Asie centrale. Il aimerait bien revenir à Moscou, mais en janvier 1931, il est de nouveau arrêté et incarcéré à nouveau à la Loubianka. Il est accusé d'être "l'organisateur d'un vaste complot antisoviétique". Ce complot est évidemment complètement imaginaire.

Comme il ne passe pas aux aveux malgré les nombreux interrogatoires de nuit qu'il subit et qu'il ne veut pas, à l'instar de bien d'autres prisonniers, se dénoncer et dénoncer les autres pour survivre, il est puni: il est condamné à être fusillé... Cette peine est commuée "en dix ans de réclusion avec "interdiction centrale"" et il est expédié aux îles Solovki, situées à 800 kilomètres au nord de Saint Pétersbourg.

En route vers cet archipel, il séjourne à Kempunkt, un camp de transfert qui a "toutes les caractéristiques du camp de concentration", mais "tout près, derrière les barbelés, s'étale la mer Blanche, d'une splendeur merveilleuse propre au grand Nord":

"Entre les baraquements, on peut apercevoir, perdue dans des lointains brumeux, sa beauté laiteuse, mystérieuse et enchanteresse, qui pénètre au cœur jusqu'à en faire mal."

Après une journée passée sur l'île-Grande de l'archipel, il est transféré à Mouksalma et comprend ce que signifie l'expression "interdiction centrale" qui figure sur sa condamnation: il est affecté aux travaux les plus durs.

Pourtant c'est là qu'il va passer la période la plus agréable, et la plus courte, de sa longue vie au Goulag. Pendant ces moments libres, il explore l'île et au bout de deux semaines il n'en ignore plus aucun endroit...

Seulement, le prisonnier du Goulag passe sa vie à bouger d'un camp l'autre:

"J'en ai eu des transferts, un nombre considérable, incalculable. J'avais à peine le temps de m'habituer aux gens et aux conditions de vie que c'était déjà fini: il fallait une fois de plus se plier à d'autres règles et à nouveau se trouver des compagnons avec qui échanger."

Des Solovki, qui ont été pour lui une véritable école de vie, il repart donc d'abord pour Kempunkt, avant d'être expédié au Belomorkanal, canal de la mer Blanche à la mer Baltique, où il est nommé chef de chantier de la dix-huitième écluse. Dans ses nouvelles fonctions, qui lui ont été attribuées en dépit de son "interdiction centrale", il peut faire cette constatation:

"Il est étrange que, même en captivité et dans l'humiliation, le travail bien organisé et cadencé, comme tout mouvement rythmique, donne de l'entrain et remonte le moral."

Le chef de la section spéciale du camp veut qu'il espionne, qu'il moucharde. Comme il refuse - "je sais que le soleil s'éteindra à jamais pour moi si je cède" - il le harcèle, le menace, le convoque de nuit comme de jour, sans résultat... Parce qu'il a l'air suffisamment décidé à en parler à son propre chef, il finit par le laisser tranquille...

Une fois l'écluse terminée, Dimitri Vitkovski est de nouveau transféré, d'abord à Podoj-Gora, village à l'est du lac Onega, où il travaille à un gisement d'ilménite et à la construction de la route qui y mène. De là il est transféré à Medvejia Gora où il ne reste que deux jours, avant de repartir sur la Touloma comme chef de chantier. Il peut y admirer de magnifiques aurores boréales:

"Il est difficile d'imaginer plus belle illusion d'optique. Les aurores boréales deviennent visibles dès que le ciel s'obscurcit. A partir du mois d'août, pendant les prodigieux couchers de soleil dans la transparence de la nuit, l'horizon polaire s'embrase de faisceaux lumineux, irisés et scintillants."

Au bout de cinq ans, la peine de Dimitri Vitkovski est réduite et il est libéré. Il se demande pour combien de temps...

Pendant trois jours passés à Moscou, il se heurte à l'administration kafkaïenne du régime, pour obtenir ses papiers. Après quoi il se rend en Asie centrale et en Sibérie où il erre pendant un mois avant de trouver une place de chef d'atelier dans une usine chimique de Tchimkent, puis de travailler dans un laboratoire de recherche à Vladimir.

C'est là qu'un an plus tard, en décembre 1938, il est arrêté pour la troisième fois. Dans la prison interne du Guépéou, il va tenir bon, malgré les mauvais traitements (malnutrition, punaises et poux, interrogatoires qui ont toujours lieu la nuit), grâce à un arbre qu'il voit depuis la place humide et froide qui lui a été affectée pour dormir, sur le sol, près de la tinette:

"Cette position, parmi d'autres avantages, donne la possibilité de regarder à travers la petit fente d'un écran de bois incliné (une invention de l'époque) à l'extérieur du vasistas et de voir une partie d'un grand arbre, seul élément accessible au regard "emprisonné"."

Les prisonniers savent qu'ils ne sont pas coupables et qu'ils ont été arrêtés sans raison, mais ils sont persuadés que les autres ont été à juste titre poursuivis et déportés...

Après un an, il est libéré et quitte Vladimir. Difficile de trouver un travail avec pareil CV. Il est toutefois embauché, dans le nord du Caucase, grâce à une vieille connaissance, dans une petite usine d'huiles essentielles, proche de la nature, par laquelle il est attiré. Malade, il manque de mourir, mais doit la vie sauve au gardien des vergers qui, en lui rendant visite tous les jours, l'aide par sa présence et ses encouragements à venir à bout de sa maladie.

Mobilisé, il sert "pendant deux ans et demi dans un régiment d'artillerie de défense anti-aérienne". Les forces lui manquent. Il est hospitalisé. Puis il est affecté, ironie du sort, dans des troupes d'affectation spéciale du Guépéou... Il tombe de nouveau malade et ne sert donc pas longtemps dans cette unité.

La guerre se termine. Il retourne à Moscou, travaille comme collaborateur scientifique dans un institut du réseau de l'Académie des sciences médicales. Il se marie et a un fils:

"Pendant six ans tout va bien, mes mauvais souvenirs s'effacent progressivement, mes rêves deviennent plus sereins, l'espoir et les projets renaissent de nouveau."

Jusqu'à ce que l'on s'étonne qu'avec son passé il travaille dans un institut stratégique... Il doit alors quitter Moscou "avec interdiction de [s]'installer dans les régions frontalières des républiques soviétiques ainsi que dans les villes stratégiques, c'est-à-dire pratiquement dans toutes les capitales régionales du pays":

"C'est ainsi qu'à nouveau tout s'écroule: ma famille, un travail intéressant, une certaine tranquillité, mon avenir, mes espoirs."

Avant de partir, il s'effondre, mais se reprend, grâce au soutien de sa femme, à l'obligation morale qu'il a envers son fils et à l'ancienne habitude ancrée en lui de "rester debout et tenir quelles que soient les circonstances".

Après un mois d'errance, il trouve un travail ennuyeux en Ukraine dans une usine d'huiles essentielles, à Prilouki. Deux ans plus tard, il échange ce travail contre un poste de chef de laboratoire de biochimie, dont les conditions s'avèrent plus difficiles que prévu, dans un petit village, près de Loubny, Bérézototcha, dont, heureusement, les habitants sont bienveillants et les environs de toute beauté.

A l'automne 1954, il s'installe à Maloïaroslavets, à 100 km au sud-ouest de Moscou, et, pendant un an, fait des traductions. C'est alors que de nouveaux bourreaux, un tchékiste et un de ses camarades, le convoquent et le laissent dans l'incertitude pendant deux semaines... sans décider finalement quoi que ce soit à son sujet...

De retour à Moscou, il est une nouvelle fois convoqué et, cette fois, il est réhabilité par les autorités elles-mêmes parce que son dossier est... absolument vide. Il n'est en rien un criminel et ne l'a jamais été...

Francis Richard

Une vie au goulag, Dimitri Vitkovski, 160 pages, Belin.

Première publication sur http://www.francisrichard.net/

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