Le mal selon Arendt

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

Cette thèse sur la banalité du mal a un corollaire qui, lui, n’a jamais été explicitement développé par Arendt ou ses admirateurs, comme l’auteur de ces lignes. Le voici ce corollaire : si le mal provient essentiellement de l’absence de pensée ou d’intériorité, est-ce que notre société moderne, qui invite chacun d’entre nous à devenir conforme à quelque modèle de parfait fonctionnement, n’est pas en train de produire des millions de petits Eichmann ?

Un film sort en ce moment sur les écrans. Il montre ce qui s’est passé pour la philosophe juive et américaine Hannah Arendt, lorsqu’elle a assisté au procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem après la capture de ce criminel nazi par le Mossad en 1960 et sa condamnation à mort par un tribunal israélien en 1962. L’un des livres d’Arendt s’intitule Le Procès Eichmann. Tout de suite, il a suscité une violente polémique en raison de la thèse qui y est soutenue, celle de la banalité du mal. Il ne proviendrait pas d’individus pervers mais de fonctionnaires, comme Eichmann, qui ne pensent plus ou, plus précisément, qui n’auraient plus aucune intériorité. Le mal se répandrait donc sur la terre à proportion des hommes qui ne pensent plus, qui sont vides à l’intérieur, tout en restant parfaitement intégrés à leur société, qu’elle soit nazie ou non.

 

Cette thèse a été furieusement combattue, notamment par une partie de la communauté juive. On la comprend : Auschwitz n’a-t-il pas été mis en place par des hommes profondément mauvais ? Difficile de répondre non. Cette thèse sur la banalité du mal a un corollaire qui, lui, n’a jamais été explicitement développé par Arendt ou ses admirateurs, comme l’auteur de ces lignes. Le voici ce corollaire : si le mal provient essentiellement de l’absence de pensée ou d’intériorité, est-ce que notre société moderne, qui invite chacun d’entre nous à devenir conforme à quelque modèle de parfait fonctionnement, n’est pas en train de produire des millions de petits Eichmann ? Là aussi, difficile de répondre non.

 

L’impératif du parfait fonctionnement est en tout cas très puissant dans tous les domaines. Ainsi nos systèmes pédagogiques se proposent-ils d’éliminer tous les dysfonctionnements qui pourraient affecter un enfant. Quant à nos lois, elles ont pour objectif d’éliminer tout dysfonctionnement chez les marginaux de la sexualité ou les consommateurs de drogue. Quant à la psychiatrie, dont la « Bible », le DSM, vient de connaître sa dernière édition, elle fait systématiquement porter ses diagnostics sur les déviances psychiques mettant en péril le fonctionnement des individus ou de la société. Déviances par rapport à un modèle implicitement considéré comme normatif ! Un homme sain, sans déviances, ne fume pas, ne boit pas, ne se drogue pas, fait du sport et respecte les règles de la circulation.  Conclusion : c’est notre vie elle-même qui est devenue une maladie. Nous sommes tous malades.

 

Effectivement, un être humain a la mauvaise habitude de ne pas fonctionner correctement. Il se drogue, tombe dans la dépression, se révolte, chante dans la rue, tue parfois. Mauvais dysfonctionnements ! Il n’y a plus de bons ni de méchants, mais des déviants, qu’on mettra temporairement en prison pour leur permettre de redevenir fonctionnels et donc de s’arrêter aux feux rouges.

 

A la poubelle, la peine de mort, elle nous empêche de recycler les déviants qui, justement, ne seraient pas plus méchants qu’Eichmann, parfaitement intégré, autrefois, à la société nazie !

 

Si Dieu n’existe pas, il n’y a plus ni bien ni mal,  disait Dostoïevski. Mais il y a pire, à savoir du fonctionnel d’une part, des déviances d’autre part. Personne n’est plus jugé, parce que nos critères portent seulement sur la conformité de notre comportement relativement à un modèle déclaré universel. Droits de l’homme, ouverture à l’autre, pacifisme tous azimuts, que de déviants par rapport à ces modèles ! Il s’agit de les guérir et il y a urgence, puisque le monde va mal. Et bien sûr, on les guérira gentiment. Quant à savoir si, par-là, on ne les dépouillera pas de leur humanité, c’est une question que l’on laissera de côté.

 

Le problème est qu’Eichmann n’a pas été recyclé puisqu’il a été condamné à être pendu haut et court. Les autorités israéliennes ne croyaient pas au recyclage des criminels. Arendt non plus puisqu’elle a approuvé cette condamnation à mort. Elle voyait bien quel problème posait sa thèse sur la banalité du mal mais, finalement, elle a refusé de donner dans la philosophie de la réintégration des criminels. C’est tout à son honneur.

3 commentaires

  1. Posté par Michel de Rougemont le

    Si, manquant d’intériorité, l’individu banal adopte un comportement moutonnier, vide de critique, il faut bien que le mal qu’il intègre si facilement ait été d’une manière ou d’une autre généré à quelque part. Et là il n’y a pas de banalité.
    Comment expliquer que se soient imposées les atrocités liées aux leaderships d’Hitler, de Staline ou de Pol Pot? Quel est le mécanisme de création du modèle?
    Il semble qu’heureusement ces modèles-là n’ont jamais été pérennes.

  2. Posté par Pierre-Henri Reymond le

    Les lignes de Monsieur Marejko sont propices à la cauchemardise. Le Bien est nommé aujourd’hui. Ils est figé dans les mots! Personne défavorisée, mal voyant, homme de couleur, etc jusqu’à victime. Bref, on sait! Or me voici propulsé dans une parabole, dont l’Abbé qui sait peut faire son profit. Je la cite de mémoire. C’est Jésus qui raconte! Il est enfin sur son trône, et invite un kidam à s’asseoir à son côté. C’est un grand honneur! Le type, étonné, demande, pourquoi? Parce que tu m’as fait du bien! Quand? Chaque fois que tu as fait du bien à l’un de ces plus petits c’est à moi que tu l’as fait!
    Cet homme savait sans doute ou peut-être qu’il faisait du bien, mais il ne savait pas à qui! C’est tout le contraire de bouffer du fruit pour être comme Dieu!
    Bon, maintenant qu’on la connaît, on va se prosterner devant les proscrits de la terre?
    Pour conclure je signale qu’Adolf Eichman, et ceux de sa génération, ont été victimes (vraiment victimes) de ce qu’Alice Miller a nommé « la pédagogie noire ».

  3. Posté par Pierre-Henri Reymond le

    Merci Monsieur Marejko, pour votre analyse. La pertinence de la question que vous posez a un caractère glaçant.
    J’imagine un homme sans intériorité comme un « singe savant ». Son « intériorité » peut être meublée de lieux-communs, de prêchiprêcha dégoulinant de Bien. Il a appris des mots. Je vous donne un exemple tout simple, d’à quoi peut tenir le Bien. Il y a vingt ans je rencontre une mettresse d’école. Celle de la jeune fille dont je suis père. Abigaïl était le rayon de soleil de cette enseignante. Au début de l’entretien je lui ai demandé de parler plus fort « car je suis dur d’oreille »! Son visage afficha alors une sainte indignation, un courroux. Elle me rabroua, c’est le mot, « mal-entendant »! Je n’ai pas osé reformuler en disant « vous voulez dire dur de la feuille? » Je ne cite que cet exemple, mais j’en ai d’autres. Que l’école que mes enfants on subie est une fabrique de singes savants! Et d’une!
    J’ai retenu une remarque de Rousseau, dans son Émile! On emphysique les enfants de « valeurs » qui ne sont pas de leur âge! Et de deux! Pour conclure je cite Silvio Fanti, médecin, psychiatre et psychanalyste, et son livre: « le fou est normal ». Autrement dit banal! « … Certains cours qui ne font rien d’autre que de cloisonner l’esprit des adolescent. Pour le moment c’est bien les ailes coupée par nos différents systèmes de bourrage de crâne qu’ils font leur entrée dans la vie. »
    Et ce sera tout.

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