De l' »Unabomber » à la diplomatie suisse

Jean-Jacques Langendorf
Jean-Jacques Langendorf
Historien, écrivain
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Je crains fort que nos diplomates, étendus sur le lit de Procuste des droits de l’hommisme, du politiquement correct, de la main tendue, de l’angélisme ne sont plus capables, dans la situation européenne et méditerranéenne qui ne cesse de se dégrader tragiquement, de saisir les impératifs de la Realpolitik telle qu’elle a été pratiquée depuis des siècles par un Metternich, un Bismarck, un Churchill mais aussi en Suisse, à un niveau plus modeste, par des Conseillers fédéraux d’antan qui avaient le sens de la dignité de l’Etat et ne redoutaient pas la confrontation…

Vous souvenez-vous de Theodore Kaczynski, ce brillant mathématicien, né en 1942, qui a enseigné, dans les années 60 à l'université de Berkeley en Californie? S'il s'est fait universellement connaître, ce n'est pas en raison de sa théorie des fonctions géométriques mais bien à cause de son activité terroriste: entre 1978 et 1995, il a envoyé à des personnes ciblées des colis piégés qui ont tué trois personnes, en blessant 23. Connu de la police et des médias sous le nom d'"Unabomber", il sera finalement arrêté après des années d'enquêtes intensives et condamné à la prison à perpétuité, sans possibilité de réduction de peine (1998). Il purge cette dernière dans un pénitencier de Californie. En avril 1995, il fit parvenir au New York Times un assez long texte, divisé en 232 paragraphes, intitulé La société industrielle et son avenir (Industrial Society and its Future) qui dévoile les grands traits de son idéologie.

Précédemment, en 1969, il avait quitté son université et suivi "l'appel des forêts", s'installant dans une cabane du Montana. La voie qu'il va suivre désormais peut être qualifiée de typiquement américaine, s'inspirant d'un "anarchisme sylvestre" tel que l'avait pratiqué au XIXe siècle un  Henry David Thoreau qui, dans son Walden ou la vie dans les bois (1854), prônait la solitude méditative au cœur de la nature, tout en pratiquant la désobéissance civile, avec des tendances anarchisantes. La thèse centrale de Kaczynski est importante et ne peut être écartée d'un revers de la main: "A qui voudra le lire avec attention, il apparaîtra que l'analyse de Kaczynski va, par son chemin singulier, droit à l'essentiel, et atteint ce qui est le centre du système universel de la dépossession: l'extinction de toute liberté individuelle dans la dépendance de chacun vis-à-vis d'une machinerie technique devenue nécessité vitale", écrit l'éditeur de la nouvelle traduction française (Editions du Rocher, Paris, 1996). La révolution industrielle et ses conséquences ont été désastreuses pour l'humanité. Elles impliquent un carcan technologique qui limite toujours plus les libertés individuelles. On peut discuter à perte de vue de la légitimité de cette thèse et d'innombrables commentateurs ne s'en sont pas privés. Personnellement, je récuse un certain nombres de ses naïvetés anarchisantes, ainsi que sa pratique des attentats, sans toutefois nier, que dans des situations historiques précises, le terrorisme peut s'imposer, par exemple dans le cas d'une occupation étrangère, dans la lutte pour l'émancipation nationale ou contre la tyrannie. Mais ce que je retiens, c'est la vision que Kaczynski a de ce qu'il nomme le « progressisme » ("leftism") : "De nombreux progressistes font leurs les problèmes des groupes qui paraissent faibles (les femmes), historiquement vaincus (les Indiens d'Amérique), répulsifs (les homosexuels), ou inférieurs d'une quelconque façon. Ce sont eux qui pensent que ces groupes sont inférieurs et c'est précisément à cause de cela qu'ils s'identifient à eux, même s'ils ne s'avouent jamais de tels sentiments. (Nous ne voulons pas dire que les femmes, les Indiens, etc, sont inférieurs, nous relevons certainement un trait de la psychologie progressiste." "Les progressistes ont tendance à haïr tout ce qui représente une image de force, d'habileté et de réussite. Ils détestent les Etats-Unis, la civilisation occidentale, les Blancs de sexe masculin et la rationalité. Mais les raisons évoquées ne correspondent pas vraiment à leurs motivations réelles. Ils prétendent détester l'occident parce qu'il est belliqueux, impérialiste, sexiste, ethnocentriste, etc. Mais lorsque ces défauts se manifestent dans les pays socialistes ou chez les peuples primitifs, ils leur trouvent mille excuses ou, au mieux, les admettent du bout des lèvres, alors qu'ils dénoncent avec empressement, et souvent en les exagérant, ces mêmes défauts dans la civilisation occidentale." "Des locutions comme 'confiance de soi', 'indépendance d'esprit', 'initiative', 'esprit d'entreprise' ont peu de place dans le vocabulaire progressiste de gauche. »  Le progressiste est anti-individualiste et pro-collectiviste. Il demande à la société de résoudre les problèmes des individus et de les prendre en charge. Il n'a pas confiance en ses propres capacités à résoudre ses problèmes et à satisfaire ses besoins. « Il est opposé à la notion de compétition parce que, dans le fond, il se sent minable. » « Le progressiste aime à aligner les poncifs de gauche, 'racisme', 'sexisme', 'homophobie', 'capitalisme', 'impérialisme', 'néocolonialisme', 'génocide', 'progrès social', 'justice sociale', 'citoyenneté' », tout cela culminant dans le politiquement correct.  Il en résulte des tendances masochistes qui se manifestent entre autres dans la manière de manifester des progressistes. Ne s'allongent-ils pas devant les convois ou les voitures pour les empêcher de passer ? Ne provoquent-ils pas systématiquement la police jusqu'au moment où, excédée, elle les tabasse ? Ne s'enchaînent-ils pas à des poteaux ou barrières, jouant le rôle de victimes expiatoires ? Et que dire des grèves de la faim ? Mais peut-il en être autrement, « la haine de soi étant un trait de caractère typique du progressiste. » Finalement, on en arrive à se poser la question suivante : « Si notre société n'avait plus de problèmes sociaux, les progressistes en inventeraient afin d'avoir un prétexte pour faire du foin. »

Le progressiste, est sursocialisé, c'est-à-dire qu'il adopte le code moral contraignant que lui impose la société, même s'il mime souvent une attitude de rebelle, à l'usage de la galerie (Cf. Cohn-Bendit). Le progressiste, qui provient souvent des milieux intellectuels, artistiques, universitaires, accuse l'ensemble de la société de bafouer les grands principes moraux, qu'il a souvent érigés lui-même en absolu : égalité des races, des sexes, aide aux démunis, non violence, pacifisme, liberté d'expression,  protection des animaux. Bref, dans un enlacement contre nature l'angélisme étreint le politiquement correct.

La Suisse des dernières décennies n'est pas restée en arrière et a fourni un beau contingent de pleureuses, de nobles consciences tourmentées par l'infamie d'appartenir à la race maudite des Helvètes, de vestales mâles et femelles passant leur temps à s'excuser pour des crimes qu'elles n'avaient pas commis, comme par exemple le président de la Confédération Villiger.

Cette sursocialisation  a touché toutes les couches de la société, certes. Mais on le trouve également dans un domaine où on n'aurait pas l'idée de l'aller chercher, celui de la diplomatie et des relations internationales. J'ai assisté l'été dernier à la présentation d'un livre dans un château du canton de Vaud. Un diplomate suisse en fonction s'est levé pour nous déclarer que la diplomatie devait s'inspirer des préceptes de Gandhi et de Tolstoï. Autrement dit, elle doit se mettre à l'heure de la non-violence et de la fatalité car, pour l'écrivain russe, seule la soumission aux événements compte ! Finalement, j'ai mis cela sur le compte d'un dérapage, d'une inconscience,  personnels. Mais voilà que tout récemment, je tombe sur un discours interminable que Didier Burkhalter, notre ministre des Affaires étrangères, a prononcé le 23 avril à Strasbourg devant l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe pour l'informer, entre autres, que la Suisse va accueillir cinquante jeunes pour les initier aux suavités de la démocratie, de la tolérance et des droits de l'homme. On peut qualifier les propos du Conseiller fédéral d' « adorables », le patchouli européen coulant à flot, banalités, lieux communs, clichés baignant dans le formol de l'insignifiance devant un décor d'Arcadie. Pas un mot de la crise européenne, pas un mot de l'hostilité à laquelle la Suisse et confrontée, pas un mot de la criminalité, pas un mot de la dureté des temps. Là aussi, on discerne les oreilles de Tolstoï et Gandhi qui pointent derrière la colline de l'insignifiance. Je ne voudrais pas cependant priver mes lecteurs de la péroraison de notre diplomate en chef : « 'Toute politique est autorisation de l'avenir'. Toute politique se reflète, dans le regard (d'abord innocent, puis exigeant des jeunes), le regard des enfants de Suisse et d'Europe, le regard des 50 jeunes qui vivront en Suisse et à Strasbourg, les valeurs du Conseil de l'Europe. » « Toute politique est autorisation de l'avenir » ne veut strictement rien dire. Quant à cette politique  qui se reflète dans le regard des enfants et des jeunes (formidable tour de passe-passe physiologique), galvanisés par les valeurs du Conseil de l'Europe, elle mérite de figurer  à tout jamais dans l'anthologie du kitsch fédéral.

Je crains fort que nos diplomates, étendus sur le lit de Procuste des droits de l'hommisme, du politiquement correct, de la main tendue, de l'angélisme ne sont plus capables, dans la situation européenne et méditerranéenne qui ne cesse de se dégrader tragiquement, de saisir les impératifs de la Realpolitik telle qu'elle a été pratiquée depuis des siècles par un Metternich, un Bismarck, un Churchill mais aussi en Suisse, à un niveau plus modeste, par des Conseillers fédéraux d'antan qui avaient le sens de la dignité de l'Etat et ne redoutaient pas la confrontation. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que ces dernières années la diplomatie helvétique, la tête dans les nuages de l'idéal et les pieds dans la glèbe de la pusillanimité, ait essuyé de retentissants échecs, tant en Europe qu'aux Etats-Unis ou en Afrique du nord.

 

 

2 commentaires

  1. Posté par Fergile le

    La soumission au politiquement correct étant une condition sine qua non pour parvenir à la tête de l’état, et ce politiquement correct (que j’aime aussi à appeler « gauchisme », puisque ce sont des gens bien gauches qui le pratiquent) étant une négation de la réalité, il n’est simplement pas possible pour nos autorités de pratiquer la Realpolitik.
    Car pour ce faire il faudrait pouvoir dire, et penser, les choses telles qu’elles sont et non telles qu’elles ont été imaginées dans des cerveaux, encore une fois, particulièrement gauches, ou autrement dit « sinistres ».

  2. Posté par Jan Marejko le

    Analyse lucide, pertinente, impitoyable. A-t-on lavé le cerveau de nos élites ? Mais qui ? Si nous pouvions répondre, nous pourrions agir. Or, nous ne pouvons pas répondre, sauf à mentionner le climat ambiant, les Universités, les agences de communication, particulièrement débiles en matière d’histoire et de politique. Et puis, il y a plus grave que le lavage de cerveau, à savoir la bêtise, tout simplement.

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