L’inversion des pôles

Boris Engelson
Boris Engelson
Journaliste indépendant

La fin du monde ? Elle a bel et bien eu lieu ! L’avenir est derrière nous, désormais. Une preuve ? Les pôles se sont inversés ; surtout les pôles éthiques. Ça explique bien des choses…

A vrai dire, on la sentait venir, cette inversion : pour ma part, j’ai longtemps essayé d’être « bon » et de penser « bien », avec pour seul effet d’être jugé mécréant et malfaisant par tout ce qui est bon et bien dans notre République. J’ai dû me rendre à l’évidence, face à la logique des amis des peuples et des pros du progrès : je suis un ennemi des peuples et une entrave au progrès. Comme les renégats des Années Trente, je me demande chaque jour comment j’ai pu tomber si bas, et laisser passer ma chance de surfer comme tous les gens sensés sur les idées les plus élevées... et surtout, porteuses.

 

Averell seul mange les tasses

 

L’autre jour encore, en voyant au « centre culturel » du Grütli un panneau « (...) l’asile est un droit », je m’interrogeais : « Il y a certes un droit d’asile, mais cela prouve-t-il que l’asile soit un droit ? Il y a bien des tasses de café, mais le café n’est pas une tasse ». Je me demandais même si le café noir était – politiquement - vert ou rose. Faute d’être une tasse, c’est bien une plante, mais aussi un loisir, dont le temple porte le nom : quand on va au café, on ne va pas manger, juste « socialiser ». Un tic certes sans danger... mais si on s’alarme des terres gaspillées sans nourrir les affamés, le café vaut l’éthanol. Peu après et à deux pas – à la Maison des Associations – un ami (devinant sans doute les pensées vicieuses qui naissaient dans mon cerveau maléfique) me tendit une pétition « contre le durcissement du droit d’asile ». Comme j’hésitais à y ajouter mon paraphe, ce bienveillant ami me demanda avec la candeur des évidences que seuls les monstres refusent : « Rassure-moi... tu es tout de même en faveur de l’humanité ? » Il ne plaisantait qu’à moitié... je sais par expérience – même en famille – qu’on reconnaît les partisans de « l’ouverture » et de la « tolérance » à une chose au moins : si on n’est pas d’accord avec eux, on n’est plus un être humain.

 

Les poulets sont-ils racistes ?

 

Ou alors, un être humain très malade : même un sociologue comme Pierre Rosanvallon, invité vedette d’une récente conférence à l’Université, a parlé du « populisme » avec le vocabulaire médical qu’on a tant reproché aux fascistes d’appliquer à leurs ennemis. D’accord, il n’a pas employé les mots de « bacille » ni de « vermine » : les « populistes » sont juste victimes d’une grave maladie mentale dure à soigner. Car c’est une autre chose qui trahit le « progressiste » : pour lui, l’humanité est bien divisée en supérieurs et inférieurs, comme pour les racistes, mais ceux d’en bas connaîtront le salut grâce à la patience pédagogique des messies d’en-haut. Des messies indulgents : même les fauteurs de populisme peuvent suivre le cours de compassion, qu’Amnesty porte à leur connaissance par voie d’affiches ; à condition de comprendre où est le haut messianique et le bas satanique. Qui aime bien châtie bien, et l’intrasigeance est un noble métier. « Vous nous trouvez encore plus méprisants envers les populistes qu’eux envers les « moutons noirs » ? La différence, c’est que nous, nous avons raison de mépriser les racistes », s’exclame une bobo rencontrée dans un de leurs temples (une Maison de quartier). CQFD, même si le sot et le réac que je suis trouve que cette démonstration par le mépris est surtout une démonstration par l’absurde.

 

Les racistes ne sont pas racés

 

Le mépris des chantres du « respect » pour les dadais de mon acabit est-il plus doux qu’une remarque raciste ? Ayant éprouvé l’un et l’autre, je pense le contraire, ce qui aggrave mon cas : que de « bien » me veulent ce gens-là, et quel « mal » j’ai à le saisir. Joue-t-on là sur les mots ? En tout cas, par le vocabulaire, le « populiste » alémanique qui a approuvé les flics tirant sur un délinquant Moldave, est cohérent : travaillant dans une fabrique de volaille, il ne pouvait que soutenir les poulets. C’est surtout par le vocabulaire que se trahit la supériorité morale et le confort intellectuel des garagistes qui nous passent leur cric pour nous sortir de l’ornière et nous remettre sur la voie du progrès. Quelques mots en plus ou en moins, comme ces trois innocents : « Malheureusement sans succès », conclut une journaliste de la radio, parlant du recours auprès de la Cour européenne des droits de l’homme à propos des minarets. « La Suisse n’est pas encore membre de l’Union Européenne », a-t-on entendu pendant des années sur tous les tons de tous les médias. L’aveu de Jacques Pilet – chantre de l’Europe – déclarant après les dernières élections fédérales que « historiquement », l’UDC avait eu raison sur l’Europe, n’a pas entamé les réflexes du milieu.

 

Indélébile ou débile, l’étiquette ?

 

Mais peu importe le face à face entre les racistes fraternels et les humanistes méprisants... le clivage essentiel est ailleurs. Plutôt entre les optimistes et les pessimistes, d’autant qu’il y a plus à gagner – pour celui qui parle sinon pour celui qui écoute – à être optimiste vendeur d’avenir radieux qu’à être pessimiste donneur de larmes sanglantes, pour paraphraser un précédent. Une blague soviétique disait « un pessimiste est un optimiste bien renseigné » : quel référent commun peut trouver un optimiste et un pessimiste de nos jours ? A la rigueur, la vitesse croissante de notre société, qui excite les uns et épuise les autres, car... on ne sait si on est en avion ou en bateau. Les uns attendent le décollage vers des plages de rêve, les autres, la chute dans l’abîme d’un bateau fou... comme le craint la philosophe Myriam Revaut d’Allonnes, entendue il y a peu sur les ondes d’un pays voisin. Un ou deux jours plus tard, sur le même canal, optimistes et pessimistes ne partageaient même plus de temps commun, comme le prouve ce dialogue de sourds. Face à un psychologue - Tobie Nathan – qui annonçait pour très bientôt des drames pires que tous ceux du passé, l’homme de radio avait tout son temps : « Certes... mais de ça, on pourra parler une autre fois », coupa-t-il. Mais trève de boomerang : n’imitons pas ceux qui savent trop bien qui a raison... qui a tort... qui est intéressant... qui est intéressé. Si le centenaire d’Albert Camus qui commence doit nous inciter à une chose, c’est à être prudent avec les étiquettes : elles vieillissent plus vite que le contenu de la bouteille.

 

 

Un commentaire

  1. Posté par Pierre-Henri Reymond le

    Détail anecdotique. En 1977, dans un cinéma de Vevey, j’ai vu « rencontres du troisième type ». Les spectateurs étaient en pamoison à la sortie. Presque en extase religieuse. Soulignant ce fait à ma compagne j’ai été l’objet de regards féroces. Ceci écrit j’ajoute: Merci Monsieur Engelson.

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