Genève et l’esprit frondeur

Guillaume Claude
Etudiant en Histoire, UNIGE

A l’heure où une partie des élites suisses plie sous la pression que lui imposent ces puissants voisins, scruter notre passé, ne peut que nous inciter au courage. Face à la mollesse et au renoncement des autorités, le souvenir des héros du passé nous rappelle que le peuple suisse s’est souvent montré plus apte que ses représentants lorsqu’il s’agissait de protéger sa souveraineté. Sur ce point, l’histoire de Genève se confond avec celle de la Suisse…

« Il vaut mieux vivre libres et pauvres que riches et assujettis au joug de la servitude »1.

Cette devise inscrite au registre de la ville de Genève en ce début de XVIe siècle (1512) laisse transparaître la haute estime que les Genevois se faisaient de leur souveraineté. Chevillé à son identité, cet esprit frondeur se manifestera à plusieurs reprises lors de l'histoire de la ville du bout du lac. Cet élément de l'identité genevoise se révèle en réalité très suisse.

En effet, il y a dans ce peuple genevois, une âme frondeuse que l'on retrouve chez les fiers combattants du Morgarten (1315) revendiquant leur autonomie vis-à-vis d'un pouvoir trop liberticide. Au-delà des différents accords et traités qui ont fait la Suisse « sur le papier », cet esprit helvète hostile à un pouvoir supérieur venant s’immiscer dans ses affaires s'avère être un élément constitutif de l'identité suisse.

Bien que le jeu des comparaisons historiques soit toujours chaotique pour tout historien digne de ce nom (les époques ayant chacune leurs caractéristiques propres et les mouvements de révoltes ont tous leurs logiques propres), il est possible de déceler certains refrains qui composent le chant de notre histoire.

C'est le pari que je vais tenter de relever en m'appuyant sur deux figures historiques qui ont, chacune à des degrés divers, participé à forger cette composante de l'identité genevoise, et par le fait même, l'identité suisse.

Philibert Berthelier, martyr de l'indépendance

En ce début de XVIe siècle, Genève est isolée. Petite ville de marchands et d'artisans, la cité est sous la tutelle savoyarde depuis 1401. Pour les bourgeois genevois, le rapprochement avec les Confédérés semble une solution propice pour contrer les velléités des monarques savoyards sur la ville.

Auréolés de leur victoire contre Charles le Téméraire (Morat 1476), les Suisses sont d'une part craints pour leur valeur militaire et représentent d'autre part des partenaires commerciaux fiables pour une cité en manque de débouchées.

La période 1503-1519 est très mouvementée pour les Genevois. Aidés par ses « Mammelus2 »,le duc de Savoie Charles III multiplie les exactions, car il craint (à juste titre) que les bourgeois de la ville tentent à nouveau un rapprochement avec Fribourg (une première combourgeoisie avait été celée en 1477 mais n'engageait alors que son signataire, l'évêque de Genève Jean-Louis de Savoie. À sa mort, l'accord avait échu).

C'est sous l'impulsion d'un de ces bourgeois que va naître ce qu'on pourrait qualifier de « premier sursaut patriotique genevois ».

Né en 1465 dans une famille bourgeoise, Philibert Berthelier est un membre respecté de la communauté et un proche du pouvoir de la ville.

Celui-ci s'est constitué une solide expérience militaire lors de l'expédition qui l'a conduit en Italie.

En 1502, il participe à la campagne de Calabre et des Pouilles dans le cadre des guerres d'Italie menées par Louis XII. Aux côtés de René de Savoie (bâtard du duc Philippe II) dont il fut l'écuyer dans sa jeunesse, il apprend à diriger des hommes et parfait son expérience du combat dans l'armée du Sire d'Aubigner. C'est à cette époque qu'il entre une première fois en contact avec les Suisses qui forment le gros du contingent de l'armée du Sire (3000 de ces combattants helvètes3). Le Genevois gardera longtemps à l'esprit leur sens de la discipline et leur ardeur au combat.

De retour à l'intérieur des murs de Genève, il met ses connaissances au service de la communauté. En 1505, il est nommé chef de la garde et devient membre du conseil des cinquante. En tant qu'officier important et respecté, il introduit à Genève les techniques apprises en Italie auprès des Suisses. Il apprend la discipline et l’ordre au groupe de jeunes hommes chargé de la protection de la cité et apporte des conseils avisés lors de la fortification du bourg de St-Gervais.

Avec Philibert Berthelier, Genève possède désormais un chef militaire aguerri. Le duc, qui avait pour dessein de faire sienne cette ville, allait s'en rappeler...

En 1513, les choses se gâtent pour Berthelier.

Charles III obtient du pape Léon X, la nomination de Jean de Savoie (prince bâtard de la maison de Savoie) au poste de prince-évêque de Genève. Le 4 juillet de la même année, Berthelier avec d'autres « patriotes » genevois, se font recevoir comme bourgeois de Fribourg pour marquer leur opposition à cette main-mise oppressante sur la cité de la part du duc. Cette « combourgeoisie dissidente » est alors pour eux le seul moyen de protéger la ville du danger d'invasion qu'ils sentaient imminent. Reçus bourgeois de Fribourg, les Eidguenots (partisans d'un rapprochement avec les Confédérés) sont désormais liés comme « frères d'armes » avec leurs alliés des bords de la Sarine.

Devenu le principal ennemi du duc à Genève (car seul capable de conduire la milice de la ville), Berthelier est forcé à l'exil auprès des alliés fribourgeois. Pendant six longues années, Genève subit l'arbitraire des arrestations perpétrées par Jean de Savoie envers les Eidguenots et leurs sympathisants. Les exactions commises vont toutefois servir à Berthelier et aux Eiguenots pour mobiliser l'attention des Fribourgeois et fédérer le Conseil général(assemblée des citoyens) derrière leur cause.

Le 6 février 1519, les Eidguenots, mandatés par le Conseil général, concluent un accord de combourgeoisie avec Fribourg fait par les représentants de la cité (Conseil Général). Cet acte réalisé par le peuple genevois, sans l'accord de son prince-évêque, représente ainsi le premier pas de celui-ci vers son autonomie.

C'en est trop pour le duc! Celui-ci, qui a d'autres projets pour la ville, décide de l'attaquer en avril 1519 dans le but de mater les velléités de Berthelier et ses Eidguenots.

Avec 8000 hommes, il avance jusqu'à St-Julien. Les Fribourgeois, avertis des mouvements du souverain de Chambéry, viennent au secours de leurs alliés et sont à Morges lorsqu'ils entendent les réquisitions du duc. Celui-ci exige des Confédérés (Berne, Soleure et Zurich notamment) qu'ils fassent pression sur Fribourg, pour qu'ils le laissent manœuvrer. Ayant la loi et l'argent (8000 écus seront versés aux Fribourgeois) de son côté, le duc obtient gain de cause et se retire.

Durant l'été 1519, afin de réaffirmer le pouvoir de la maison de Savoie sur Genève, le souverain savoyard envoie dans la ville Jean de Savoie, accompagné d'une garnison, exercer le pouvoir de prince-évêque dont il a la charge.

Le 23 août 1519, Philibert Berthelier (perçu comme l'âme de la résistance au pouvoir ducal) est arrêté et enfermé au château de l'île. Charles III espère ainsi mettre un terme aux aspirations d'indépendance des Genevois.

Après un jugement expédié en huit heures, Philibert Berthelier est condamné pour crime de lèse-majesté sur la personne du prince-évêque (notamment pour avoir conclu cette alliance avec Fribourg sans l'accord de son prince).

La sentence de ce simulacre de procès est exécutée immédiatement pour éviter que l'accusé ne prenne la fuite.

Sur l'actuelle place de Bel-Air, Philibert Berthelier se fait trancher la tête avant que son corps soit charrié derrière la roulotte de son bourreau jusque sur la colline de Champel où il sera suspendu au gibet prévu à cet effet.

Charles III compte bien faire de son exécution un exemple pour quiconque voudrait s'interposer à sa volonté.

Mais le martyr de Philibert Berthelier ne sera pas vain. Son exécution a un puissant retentissement auprès des Confédérés. Ces derniers sont surpris de constater la manière dont le duc traite ses prétendus sujets. En 1526, les accords de combourgeoisie avec Berne et Fribourg permettent de voir le triomphe du parti des Eidguenots. La ville peut alors affirmer son indépendance pleine et entière envers la maison de Savoie.

Guillaume Claude

1) BORGEAUD, Charles, Genève, canton suisse : 1814-1816. Genève, Atar, 1914, p. 12.

2) Genevois partisans du duc et actifs dans les sphères du pouvoir genevois. Terme utilisé par analogie aux mamelouks – esclaves affranchis au service du calife dans l'empire ottoman).

3) BORGEAUD, Charles, Philibert Berthelier, Bezanson Hugues. Pères de la combourgeoisie de Genève avec Fribourg. Genève, Atar, 1926, p.8.

4) DUFOUR, Alfred, Histoire de Genève. Paris, PUF, 1997, p. 34.

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