Une ancienne colonie suisse leader du marché du vin en Ukraine

Olivier Grivat
Olivier Grivat
Journaliste indépendant, auteur d'ouvrages liés à l'histoire de la Suisse
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Les Tardent, Chevalley et Guerry qui s’étaient exilés au bord de la mer Noire en 1822 doivent se retourner dans leur tombe. Rachetées en 2010 par un Géorgien, les caves de la colonie de vignerons vaudois de Chabag sont devenues une prospère entreprise vinicole de plus de 1000 employés. Elles exportent le «vin des vignerons suisses du tsar» en Russie.

«Nous sommes devenus en 2010 l’une des plus importantes maisons de vin d’Ukraine. Plus de mille personnes travaillent pour la Compagnie industrielle et commerciale de Shabo, basée à Odessa, à 60 km de l’ancienne colonie de vignerons suisses. Nous exportons même notre production en Russie voisine… » Dans un anglais parfait, George Ioukouridzé expose les projets de l’entreprise rachetée par son père, Vaza Iukuridze en 2003 et qui fut un sovkhoze de l’ère soviétique à l’époque de l’URSS.

«Pour conserver la mémoire de nos chers ancêtres, nous avons créé un musée et produit un film consacré à l’histoire de la colonie suisse, confie l’homme d’affaires géorgien. Nous avons conservé les anciennes caves à vin (réd : celles des familles Thévenaz et Laurent) et créé un restaurant gastronomique. Nous allons procéder à la restauration de l’église (protestante) des colons romands, reconstruire leurs anciennes maisons et inviter leurs descendants qui vivent en Suisse et ailleurs dans le monde à des retrouvailles qui auront lieu lors des prochaines vendanges, en septembre».

L’an dernier, le Conseil de l’Europe a même reconnu le Centre culturel du vin de Shabo, recréé à partir des caves de la colonie de Chabag des vignerons vaudois, comme «patrimoine culturel de l’Europe».

Le rôle de F.-C. de la Harpe

C'est en 1822, il y a juste 190 ans, que démarre l'odyssée de la cité qui aurait dû s'appeler Helvetianopolis, comme le souhaitait son fondateur, le botaniste et pédagogue Louis-Vincent Tardent. Originaire des Ormonts, dans les Alpes vaudoises, il avait été envoyé en éclaireur l'année auparavant sur les conseils du grand homme politique vaudois Frédéric-César de la Harpe, l’ex-précepteur du tsar de Russie Alexandre.

Les terres prises aux Turcs et concédées aux colons étrangers par un ukaze impérial avaient une surface de 50 km-carrés. Le lieu s'appelait Achabag (nom turc signifiant "jardins d'en bas"). Il était situé au bord de l'embouchure du fleuve Dnjestr, formant un lac intérieur qui - ô heureux présage - s'appelait "Liman".
Par monts et par vaux, traînant derrière eux un convoi de chars à pont et à bancs, une petite troupe de Vaudois prenait, le 21 juillet 1822, la route de la Bessarabie. Dirigeant le premier convoi, Louis-Vincent Tardent, 35 ans, est accompagné de sa femme et de sept de ses enfants, âgés de 15 ans à un an et demi. L'accompagnent aussi à bord d'autres charrettes à chevaux Jacob-Samuel Chevalley, de Rivaz, sa femme née Légeret et six enfants, Henri Berguer, un jeune pharmacien d'Avenches, Jean-Louis Guerry, de La Tour-de-Peilz, tous deux mariés mais venus sans leurs épouses, le Lausannois François Noir, 16 ans à peine, et un valet de ferme nommé Henri Zwicki. En tout, une trentaine de personnes répartis sur huit chars tirés chacun par trois ou quatre chevaux et transportant meubles, biens personnels, vivres et tous les outils de la remise.

Chaque ménage emporte en outre une Bible et une carabine. En homme cultivé, Tardent, qui est le fils du régent de Vevey, emmène avec lui une bibliothèque de 400 volumes!

Trois mois de voyage à cheval et à pied

Les chevaux couvrent de 25 à 50 km par jour: Zurich, Saint-Gall, Munich, puis l'Autriche où le petit Juste Chevalley passe sous la roue du char et se brise une jambe. Aidé par trois hommes, un chirurgien s'efforce de réduire la fracture. A Vienne, les pavés de la capitale de l'Empire font pousser des hauts cris au jeune blessé. La petite troupe gagne Brno, traverse la Pologne et parvient à Kichinev, capitale de la Bessarabie. Ce n'est que le 29 octobre que la caravane arrive au terme du voyage. Epuisés, les six chevaux de Tardent meurent à l'arrivée.

La peste et les deux guerres mondiales

Le premier hiver s'annonce difficile, mais le gouverneur du tsar a ordonné aux citoyens de la ville voisine d'Akkerman (aujourd'hui Belgorod-Dnestrovski) de donner le gîte aux colons suisses. L'année suivante, la colonie s'agrandit. Daniel Besson fait le voyage seul et... à pied.

En tout plusieurs dizaines de familles vont prendre souche ou s'éteindre rapidement.

La mortalité est importante en raison de la peste, apportée par les armées russes après la guerre de 1828-1829 contre les Turcs. Au pire moment, il ne reste que trois hommes valides pour inhumer les morts. Orphelins, des enfants rentrent en Suisse par leurs propres moyens! En 1831, une moitié de la colonie est composée de veufs et d'orphelins, et l'autre de tuteurs.

Pendant 120 ans, les Chabiens croissent et se multiplient, élisant leurs autorités et leur maire au sein de la colonie où les délibérations se font en français. Charles Tardent, fils du fondateur, publie un livre "Viticulture et vinification", réédité plusieurs fois à Odessa.

Village vaudois occupé par l’Armée rouge

Entre les deux guerres mondiales, la colonie est englobée dans le royaume de Roumanie. Le roi Carol Ier visite la cave de Jean Thévenaz et les colons se mettent au roumain. En juin, l'Armée rouge fait son entrée dans le village, chassant les colons vers la Roumanie, l'Allemagne ou la Suisse. Pour la première et dernière fois de l’Histoire, un village vaudois est occupé par l’Armée rouge!  D'autres colons choisissent de rester. De juin 41 à août 44, la colonie assiste au flux et au reflux des Soviétiques devant les Nazis. Certains vont être enrôlés dans l'armée allemande et jusque dans les rangs des SS, d'autres optent pour l'Armée rouge.

Le maire Daniel Besson et sa famille n'ont pas eu de chance: leur char a  heurté un véhicule de l'armée d'Hitler au moment où les parachutistes russes réoccupent le village. Le père est embarqué pour la Sibérie où il disparaît en même temps que des millions de déportés. Interdite aux étrangers jusqu'à l'ère Gorbatchev en raison d'un camp militaire installé au milieu du village, Chabag (devenue Chabo) a tourné la page.

L'église construite par le pasteur François-Louis Bugnion, venu de Belmont-sur-Lausanne en 1847, a bien souffert. Son clocher a été rasé par les Soviétiques et a servi par la suite de maison de la culture pour les militaires de l’armée ukrainienne du camp voisin. Derniers vestiges des vignerons vaudois de la mer Noire, quelques caves emplies de grands tonneaux de chêne ont survécu à l’ère soviétique, y compris les carnotzets de Jean Thévenaz et d'Arnold Laurent. Pourtant, à l’époque de Mikhail Gorbatchev et de la perestroïka, l’Union soviétique a lutté activement contre l’alcoolisme et freiné la consommation de vin comme celle de la vodka, autrement plus nuisible.

Le vin nouveau est ukrainien

Grâce à l’argent amené par l'Ukrainien d'origine géorgienne Vazha Iukuridze en 2003, les caves qui ont vu passer toutes les récoltes des vignerons vaudois, puis des Soviétiques et enfin des Ukrainiens ont changé d’allure. De simple carnotzet, on est passé aux salles vitrées de dégustation et aux tonneaux refaits à l’ancienne. Un restaurant gastronomique a été créé comme partout où l'on célèbre le culte du raisin.
Le vin nouveau est tiré, maintenant il faut le boire!

*"Les Vignerons suisses du Tsar", par Olivier Grivat, chez Ketty & Alexandre, Chapelle-sur-Moudon

2 commentaires

  1. Posté par Prempain le

    Bonjour, je cherche à savoir s’il existe des listes des personnes originaires de Suisse qui n’ont vécu à Chabo, Saba-târg. Notamment le nom de Schwarz, nom de ma grand mère. Merci !

Et vous, qu'en pensez vous ?

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