« Comprendre Trump », Edito de R.Koeppel, Die Weltwoche, 9.2.2017

 

Éditorial

Comprendre Trump

Les médias, les opposants politiques et les manifestants violents se déchaînent depuis des semaines et des mois contre le président américain Donald Trump, à la limite inquiétante de l'hystérie. Qu'est-ce que cela cache? Comment devons-nous évaluer Trump de façon réaliste? Un état des lieux à l'aune de la raison.

De Roger Köppel, 9.2.2017

Est-ce que cela s'est déjà vu? De mémoire de journaliste, jamais un chef de gouvernement démocratiquement élu n'a été attaqué de la sorte, presque criminalisé par ses adversaires.

Depuis des semaines, de violentes manifestations font rage aux États-Unis. Les fauteurs de troubles, banalisés dans les flashs d'information de nos médias en «manifestants», démolissent des bâtiments et incendient des voitures. L'establishment de gauche encourage les incendiaires, au lieu de condamner la terreur. Il faut lutter contre Trump «dans la rue» lance Tim Kaine, le candidat d'Hillary Clinton à la vice-présidence.

Les chiens sont lâchés

Le président nouvellement élu doit être discrédité moralement et politiquement par tous les moyens, délégitimé, livré aux chiens.

Même des journaux sérieux, de bonne réputation, perdent tout sens de la mesure. La dernière couverture du Spiegel montre Trump dans la pose d'un bourreau de Daech, sabre en main, tenant la tête sanglante décapitée de la statue de la Liberté.

Compte tenu de l'hystérie galopante, la lucidité et l'objectivité s'imposent. Procédons ici à un état des lieux à l'aune de la raison.

Premièrement, que signifient ces manifestations sans fin contre Trump? Avons-nous affaire à un nouveau mouvement de gauche comme en 1968? Certains l'espèrent.

Deuxièmement, faut-il avoir peur de Trump? Cet homme constitue-t-il une menace mondiale, qui «ne se dissipera pas toute seule», comme prétend le Spiegel au bord de l'apoplexie?

Et troisièmement, que doit-on penser en général de Trump jusqu'à présent? Cette question porte sur l'essentiel: les motivations du président.

Clarifions les choses d'entrée de jeu. Alors que les médias dominants se consacrent à vouer Trump aux gémonies et à le condamner, Weltwoche tente de comprendre Trump. La connaissance implique la compréhension. D'autant plus que comprendre ne signifie pas justifier.

Les lecteurs jugeront par eux-mêmes à la fin si ces lignes de réflexion leur auront été utiles.

Marches funèbres d'antan

Commençons par les manifestations. Il ne faut pas les surestimer. Il ne s'agit pas d'un nouveau mai 68. Au contraire. Les années 68 étaient renouveau, attaque, passion, humour et aussi violence, terrorisme et égarement idéologique, mais pas seulement, et même bien plus que cela, une offensive de liberté largement soutenue contre une élite devenue complaisante, arrogante, qui s'était sclérosée au pouvoir. Les années 68 incarnaient la vivacité et la force. Elles avaient l'air du temps de leur côté parce que leurs préoccupations étaient à l'ordre du jour.

Aujourd'hui, c'est très différent. La vieille gauche s'est encroûtée depuis longtemps au pouvoir, embourgeoisée, infiltrée jusqu'à devenir méconnaissable dans l'establishment qu'elle a jadis combattu. Contre Trump se mobilisent des cortèges funèbres agressifs appartenant au passé, les grandes légions du statu quo, dont les électeurs s'éloignent, tout comme leurs espoirs de pouvoir.

D'éminentes personnalités grisonnantes de la politique et du show-business aux visages ténébreux trottinent à côté de jeunes universitaires de gauche naïfs et de féministes surexcitées. Ce n'est pas un mouvement à l'attaque, mais une retraite bruyante, la Grande Armée napoléonienne en haillons, peu de temps avant la Bérézina.

La frénésie apocalyptique morose des journalistes avec leur couverture de décapiteur cadre bien dans le tableau. C'est la triste bande son, une sorte de cri de douleur face à l'adieu difficile du pouvoir.

À titre de rappel, il y a près de cinquante ans, les gauchistes défilaient encore en exerçant une pression réelle. Le pathétique paranoïaque Richard Nixon était alors le locataire de la Maison Blanche. Compte tenu des manifestations permanentes, il s'imaginait mener une guerre civile contre sa propre jeunesse. Son désespoir était devenu si grand qu'il a couvert les manigances illégales du «Watergate» de sa garde prétorienne dans la lutte contre ses ennemis – ce qui le contraint rapidement à l'exil involontaire, couvert d’opprobre. Pour Trump, la situation est plus confortable. Il tient en respect ses adversaires protestataires avec quelques tweets.

Devons-nous avoir peur? Non

Venons-en à la deuxième question, devons-nous avoir peur de Trump? Non. Le scepticisme est toujours de mise vis-à-vis de tout homme politique, vis-à-vis des superpuissances, à plus forte raison, ainsi que la méfiance méthodique, mais la rhétorique de l'apocalypse déclinée par le Spiegel surestime le président et sous-estime le pouvoir des institutions américaines.

Il y a quelque chose de profondément, disons-le, allemand lorsque les Allemands qui ont, grâce aux États-Unis depuis 1945, leur première démocratie efficiente, veulent expliquer aujourd'hui aux Américains démocratiquement gouvernés depuis 1776 comment fonctionne la démocratie.

Soyons réalistes, chers confrères, Trump exerce sa fonction de président prisonnier du solide État de droit américain. Il peut donner le tournis tant qu'il veut par son activisme aux Allemands, à la presse et aux fonctionnaires. À la fin, il y aura toujours un juge qui opposera son veto légitime, en vertu d'un paragraphe quelconque, dès que le chef de l’État s'écartera même d'un iota de la norme. C'est d'ailleurs ce qui s'est passé cette semaine quand Trump a voulu décréter son interdiction provisoire d'entrée sur le territoire américain.

C'est un juge républicain partisan de Bush qui a refusé d'obéir. Trump s'est énervé sur Twitter. Bien sûr, tollé dans les médias prétendant que ce n'est pas acceptable, que c'est une attaque contre la séparation des pouvoirs, et ainsi de suite. Absurde. Trump peut s'agacer, bien entendu, tout comme Obama s'est irrité contre le Congrès quand les conservateurs lui ont mis des bâtons dans les roues.

Laissons les présidents se mettre en colère, cela ne sert à rien. Pour le moment et jusqu'à nouvel ordre, le juge, dont a déjà oublié le nom, l'a emporté sur Trump. C'est la démocratie à l'anglo-saxonne, checks and balances.

Louange de ses critiques

Que le Spiegel ravale néanmoins Trump au niveau de «Néron» moderne, de «dictateur» qui attaque les institutions, est soit de la stupidité – soit du marketing. On fait la part belle à l'imposant groupe cible des allergiques à Trump qui n'ont cure des faits depuis belle lurette.

Ne nous y trompons pas, nous aussi, nous nous méfions du président, mais nous accordons une certaine confiance au système politique qui l'encadre. Pour l'instant, il n'y a aucun signe d’écartement des barreaux de la cage.

Et un autre facteur nous permet de dormir plus sereinement: la critique mondiale à l'égard de Trump, aussi exagérée, voire fausse, soit-elle, est bonne. Elle fonctionne comme une sérieuse mise en garde. C'est un instrument d'orientation et de cadrage. Grâce au mégaphone des critiques incessantes, Trump sait rapidement à quoi s'en tenir, d'où le danger le menace et quels sont les revers de la médaille de ses «merveilleux» projets et de ses concepts «géniaux».

Au lieu de s'en prendre aux journalistes qui le dénigrent, il devrait leur être reconnaissant. Son prédécesseur l'«infaillible» Barack Obama, acclamé et glorifié, a connu un sort bien plus terrible. Là où tout est lumière et clarté, on ne voit plus les abîmes. Le prétendu Messie de substitution, précédé d'une telle euphorie, s'est retrouvé à voler à vue. Pas étonnant qu'il se soit écrasé.

Et maintenant, le dernier point essentiel: que doit-on penser de Trump? Est-il capable de faire quelque chose? Peut-on avoir besoin de cette ancienne vedette? En la matière, il n'existe qu'un seul critère fiable: quelle est la boussole intérieure de Trump? Que veut-il? Quel est son moteur? Nous nous interrogeons sur la motivation du président.

La question est difficile, mais pas désespérée. Il existe des pistes, des éléments. Trump a pour slogan «America first», «L'Amérique d'abord». Qu'entend-il par-là?

Ses critiques hurlent: ça y est, il est piégé! Voilà le cri de guerre odieux d'un xénophobe nationaliste, le slogan misanthrope du repli et de la suprématie d'un charlatan élu par des cinglés et des péquenauds blancs qui est, en réalité, téléguidé par une camarilla de «vieux conservateurs» regroupés autour du sinistre fétichiste de la guerre, Stephen Bannon (voir son portrait, page 44).

C'est un résumé, juste un peu poussé, des dernières unes de Time au Spiegel.

Est-ce si grave? Apocalypse Now? Osons une interprétation un peu moins accablante. «L'Amérique d'abord» pourrait aussi simplement signifier qu'un président, au lieu d'interférer constamment dans les affaires d'autres États, commence par s'intéresser aux préoccupations et aux difficultés de ses compatriotes. Comme le dit un viel adage: «Chacun doit commencer par balayer devant sa porte.»

Depuis quand, au juste, est-ce un crime quand un président veut avant tout s'occuper de son pays et de ses habitants?

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Trump s'empare ici de la critique jadis typique de la gauche concernant la politique étrangère des États-Unis, mais il le fait modestement.

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«Est-ce que notre pays est si innocent?»

Bien sûr, nous ne connaissons pas le fond de sa pensée. Peut-être que la vieille ambition nationale américaine pointe à nouveau aussi chez Trump, nous ne le savons pas. Nous verrons bien, mais sauf erreur, il y a des signaux encourageants. Deux anecdotes sont remarquables.

Tout d'abord, lors de son discours d'investiture, Trump a surpris en déclarant que, sous son gouvernement, les États-Unis n'imposeraient à aucun autre pays son mode de vie. Le pays veut agir en fonction de ses propres intérêts, mais aussi dans le respect du droit de tous les autres pays à mettre en avant leurs intérêts nationaux. Ceci n’est ni agressif, ni grandiloquent, mais modéré et raisonnable. Trump, un pragmatique de la realpolitik? Possible. Attendons la suite.

En second lieu, Trump a donné cette semaine à la chaîne américaine Fox une interview très intéressante que nous publions dans ce numéro. Le journaliste a demandé à Trump s'il respectait Poutine. Trump a répondu par l'affirmative. L'intervieweur a alors riposté que Poutine était un «tueur». On a ensuite assisté à l'une des confessions les plus surprenantes que j'aie jamais entendue dans la bouche d'un homme politique en de telles circonstances. Trump a déclaré: «Il y a beaucoup de tueurs. Nous avons beaucoup de tueurs. Que pensez-vous? Est-ce que notre pays est si innocent? [. . .] Regardez ce que nous avons fait, nous aussi. Nous avons commis beaucoup d'erreurs.»

Qu'y a-t-il de remarquable en cela? Trump s'empare de la critique classique de la gauche concernant la politique étrangère américaine, mais il le fait en passant, modestement, sans le pathos anti-américain accompagné de la conviction d'avoir raison. Dans le même temps, il contourne la rhétorique bien-pensante des conservateurs qui mettent moralement en exergue même la guerre américaine la moins fondée. Pour eux, la constatation de Trump frise la trahison, il suffit d'un coup d'œil dans les journaux américains pour s'en persuader.

En quoi il a raison

La vérité est que Trump a raison. Il semble de fait ne pas être un moraliste. S'il est sérieux, le son de cloche pour un président des États-Unis change: «America first» sans le vibrato de la prédestination, sans auto-idéalisation. Trump conseille aux opposants de Poutine dans ses propres rangs de regarder d'abord dans les abîmes de l'histoire américaine avant de porter un jugement moral sur les autres États. Ce n'est pas un nationalisme orgueilleux, mais juste un point de vue national réaliste, tout à fait éclairé, autocritique.

Pour conclure, ne surestimons pas cette hystérie de l'impuissance qui fait actuellement rage contre le président des États-Unis. Nous n'avons pas besoin de redouter Trump, du moins pas encore, parce que les institutions de la démocratie américaine tiennent le président en bride. De plus, le vacarme des critiques de Trump lui fournit de précieux signaux d'alerte et des informations.

Il reste la question de ses motivations. À en juger au jour d'aujourd'hui, il se pourrait que nous ayons réellement affaire à un président qui prend au sérieux le mandat de ses électeurs de s'occuper en premier lieu du pays. Pour l'instant, les perspectives ne sont pas si mauvaises.

S'il devait en être autrement, nous en informerions nos lecteurs.

Roger Koeppel, Editorial, 9.2.2017

Trump_Weltwoche-Comprendre_9.2.17

2 commentaires

  1. Posté par Antoine Gayet le

    La Weltwoche représente bien mieux la pluralité de la presse que l’Hebdo…

  2. Posté par Bilou le

    Excellent article. L’émission Infrarouge d’hier soir n’était pas mal non plus… Un vrai régal à savourer du début à la fin !!!

Et vous, qu'en pensez vous ?

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