D’estoc et de taille : revue de presse du 12 au 18 septembre 2016

David l’Epée
Philosophe, journaliste
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Lundi 12 septembre : chemises Edelweiss et montée des obscurantismes

Le conseiller national PS Roger Nordmann s’en prend dans Le Temps d’aujourd’hui à l’obscurantisme, sous ses formes religieuses et politiques. L’homme, qui voudrait bien qu’il y ait moins de fondamentalisme islamiste mais que ça ne gênerait pas d’avoir davantage d’immigration (méditez bien ça…) met sur le même plan le terrorisme de Daesh et la montée en Europe des populismes nationaux. C’est aussi grosso modo la thèse de Raphaël Glucksmann, qui dans son dernier livre (Génération gueule de bois, Allary, 2015), renvoie dos à dos Zemmour et l’Etat Islamique. A défaut d’être intelligent, ça a le mérite d’être rigolo. Selon Nordmann, nous assistons donc, comme un peu partout sur le continent, à un « repli » national. Sous quelles formes se manifeste-t-il ? Sous la forme du retrait de notre demande d’adhésion à l’UE et de la mode des chemises Edelweiss (sic !). « En somme, explique-t-il en tentant une analogie de psychologie de comptoir, le repli national n’est que la version agitée et publique du repli privé. » Mais alors que faire, ô Roger, face au péril isolationniste et à ces hordes de jeunes autochtones en chemises Edelweiss ? « Seule une lutte quotidienne, sereine et rationnelle contre les pulsions régressives protégera nos libertés et notre prospérité. » Eh bien, voilà un programme clair et concret. Seulement, cette lutte ne sera pas des plus aisées car « l’affaiblissement des médias de qualité et l’explosion de l’immédiateté populiste sur les réseaux sociaux ne facilitent guère la compréhension et le traitement des questions politiques ». Il n’y a de vérité que dans la grande presse assermentée, le reste (réseaux sociaux, sites d’information indépendants, médias dissidents) n’est que manipulation des masses. Eternelle dialectique du pouvoir et de l’opposition…

 

Mardi 13 septembre : éligibilité des étrangers, tigre de papier et clash américano-russe

L’Express poursuit son feuilleton sur l’éligibilité des étrangers possesseurs d’un permis C. Après l’ode vibrante du conseiller d’Etat Jean-Nath Karakash à la « diversité » et à l’ « ouverture » (cf. ma revue de presse de la semaine passée), c’est au tour du théologien Pierre Bühler, habitué des tribunes du quotidien neuchâtelois, de faire son numéro : « Le bon chemin, écrit-il, c’est pour moi celui de l’intégration, et cette intégration passe aussi par la reconnaissance des droits politiques de celles et ceux qui habitent parmi nous, même s’ils n’ont pas le même passeport que nous. Ils sont partie prenante à la vie sociale et économique de notre canton, et ils ont donc le droit, en République, de participer aux délibérations et décisions concernant les conditions de notre vivre ensemble. » Pourtant, ce droit n’a rien d’une évidence et M. Bühler fait bien d’utiliser le terme d’intégration car il montre ce faisant que cette notion est réellement problématique. Si l’intégration consiste à séparer la citoyenneté de la nationalité, à séparer les droits des devoirs, à faire systématiquement les choses à moitié plutôt que de les faire complètement ou de ne pas les faire du tout, nous aurions intérêt à appliquer plutôt une véritable politique d’assimilation des étrangers, ce qui permettrait à la fois de résoudre leurs difficultés d’intégration, de les incorporer pleinement à notre vie civique et de séparer le bon grain de l’ivraie. Mais cela passe non par des droits d’exception mais par le processus de naturalisation.

  1. Bühler poursuit sur sa lancée : « Il y a un enjeu bien plus important : celui d’une cohésion sociale qui n’exclut pas, mais qui inclut la diversité : diversité des passeports, diversité des origines, diversité des couleurs, diversité des mentalités. » L’éternel appel à la diversité, bel idéal en soi mais qui sonne toujours comme un mot creux dans la bouche des chantres du sans-frontiérisme. On notera que c’est toujours la diversité culturelle, identitaire, qui est valorisée, jamais la diversité sociale ! Laurent Bouvet relevait à ce propos, dans son livre L’Insécurité culturelle (Fayard, 2015, p.170), que l’argument de la diversité était « un moyen déployé par une partie des élites pour protéger leur autoreproduction et pour faire accepter l’absence de mobilité sociale à la grande majorité de la population ». Avant de s’inquiéter de savoir si des non-Suisses doivent entrer dans nos parlements cantonaux, pourquoi ne s’interroge-t-on pas sur le fait que ce sont toujours les représentants des mêmes classes sociales qu’on voit siéger dans ces cénacles tandis que les représentants d’autres classes sociales brillent toujours par leur absence ? Voilà une vraie question, plus dérangeante certes mais autrement plus urgente ! Mais la lutte des classes, ça n’intéresse ni le PS ni les théologiens progressistes…

« Nous ne pouvons pas faire comme si nous n’étions qu’entre nous, les Suisses, pour gouverner sur une “île des bienheureux” » poursuit M. Bühler. Et pourquoi pas ? Pourquoi les Suisses ne seraient-ils pas maîtres chez eux, qu’est-ce qui nous obligerait à diluer notre pouvoir souverain, à nous en démettre au profit d’autres, moins légitimes que nous ? Ultime argument d’un texte qui décidément manque un peu d’éléments convaincants, l’inévitable recours au message biblique : « Dans Lévithique 19, 33-34, nous lisons : “Quand un émigré viendra s’installer chez toi, dans votre pays, vous ne l’exploiterez pas ; cet émigré installé chez vous, vous le traiterez comme un indigène, comme l’un de vous.” » S’il fallait vraiment voir, avec beaucoup d’anachronismes, un message à suivre dans cette sentence antique, ne serait-il pas plutôt question, tout simplement, des droits humains ? Le refus de l’esclavage, l’égalité anthropologique des individus, la dignité de l’homme. Il n’est dit nulle part qu’il faille concéder à l’émigré une part du pouvoir de la cité ! Les Evangiles parlent de rendre à César ce qui est à César. Cela revient, chez nous, à rendre le pouvoir au peuple souverain, lequel est défini, entre autres critères, par sa nationalité.

Dans l’éditorial du Temps, Bernard Wuthrich revient sur le scandale de la trahison du vote du 9 février 2014 par la Commission des institutions politiques du Conseil national (CIP) et considère, à la suite de nombreux observateurs, que cette initiative fantoche en faveur du personnel qualifié suisse « n’est qu’un tigre de papier ». Non seulement elle est inconsistante et quasiment soumise à un véto européen qui la rendra impuissante dès qu’elle voudra donner de la voix, mais de plus « ces propositions ne résolvent que le volet économique de l’initiative sur l’immigration ». Si les problèmes liés au marché du travail, à la concurrence, au dumping salarial et au chômage ont été en effet importants dans les motivations du vote du 9 février, il n’y avait pas que cela, certains arguments en faveur de l’initiative dépassaient le cadre strictement économique. « Ceux qui ont dit oui à l’initiative de l’UDC le 9 février 2014 n’étaient pas tous motivés par l’afflux de main-d’œuvre étrangère, explique M. Wuthrich. Ils ont aussi exprimé des préoccupations face aux migrants en provenance de régions en crise dont l’intégration peut se révéler difficile. » Et face à ces préoccupations-là, la nouvelle forme de l’initiative telle que reformulée la semaine passée, ne donne aucune réponse et ne propose aucune solution. Ce n’est donc pas à une trahison, mais à une double trahison de nos élites que nous assistons depuis quelques jours.

S’exprimant récemment devant les étudiants d’Oxford, le ministre de la Défense américain Ashton Carter a accusé la Russie de nourrir « l’ambition évidente d’éroder l’ordre international ». La réponse du Kremlin ne s’est pas faite attendre et l’agence de presse Russia Today se fait l’écho aujourd’hui de la réplique de Sergueï Choïgou, ministre de la Défense russe. Celui-ci, rappelant entre autres violations le bombardement par l’OTAN de l’ex-Yougoslavie en 1999, a déclaré : « Ce sont les Etats-Unis, avec leurs partenaires occidentaux, qui détruisent constamment les fondations essentielles du monde existant, à commencer par la Bosnie, le Kosovo et pour finir avec l’Irak et la Libye. » Les violations de territoire par l’armée américaine un peu partout dans le monde ne sont en effet plus à prouver, et M. Choïgou a pu se sentir tout à fait justifié d’appeler son homologue du Pentagone à cesser de confondre l’ordre international avec l’ordre américain… Réponse bien sentie du berger à la bergère.

 

Mercredi 14 septembre : économie verte, centrales nucléaires et lobbying

La conseillère fédérale Doris Leuthard est interviewée dans Le Matin d’aujourd’hui pour expliquer pourquoi elle appelle à refuser l’initiative sur l’économie verte sur laquelle nous voterons le 25 septembre prochain. « Si la Suisse fait cavalier seul, nous dit-elle, elle aura de la peine à rester concurrentielle au niveau des prix. Si vous ajoutez le franc fort et les salaires élevés, vous pénalisez fortement une économie très orientée vers les marchés étrangers. Il faut s’adapter pas à pas en tenant compte des évolutions technologiques et du contexte international. Sinon on désavantage notre économie. » En quelques mots, notre vice-présidente de la Confédération aligne les poncifs de l’éco-tartufferie, à savoir une position de principe favorable à la sauvegarde de l’environnement (posture morale) vite douchée par le retour à un primauté des affaires (capitalisme ordinaire), renoncement vaguement compensé par l’expression pieuse d’une vague espérance placée dans l’évolution technologique, censée nous permettre dans un avenir incertain de produire plus tout en exploitant moins les ressources naturelles. Ça a longtemps été la posture des Verts Libéraux (parti improbable au nom oxymorique) mais ceux-ci, il faut le leur reconnaître, ont fini par prendre leurs responsabilités en appelant à voter oui à cette initiative. Le PDC, lui, garde la partie libérale mais rejette la partie verte. Depuis le scandale du Cassis de Dijon, porté à bout de bras par ce même parti, on devrait cesser une bonne fois pour toutes de prêter l’oreille aux démocrates-chrétiens lorsqu’ils se mettent à parler de la nature, des ressources ou de l’environnement : ils se fourvoient systématiquement !

Toujours dans le domaine écologique, le quotidien orange nous apprend encore que les défauts qui avaient été constatés sur la cuve de pression d’un des réacteurs de la centrale nucléaire de Breznau ne proviendraient en fait pas de l’exploitation de la centrale mais de sa fabrication, et que dès lors le réacteur devrait pouvoir redémarrer en toute sécurité. Je ne comprends pas bien en quoi cette information est censée nous rassurer…

Pour en revenir à l’initiative sur l’économie verte, notons que Le Temps d’aujourd’hui offre une tribune tout à fait intéressante à l’historien Grégoire Gonin dont je me permets de citer un extrait qui me semble frappé au coin du bon sens. « L’initiative verte prend implicitement acte de l’avènement de l’Anthropocène, ce temps géologique devenu commensurable au temps de l’agir humain, qui en deux siècles a altéré pour l’éternité ou presque le système Terre. […] En invisibilisant les dégâts du “progrès”, l’idéologie anglo-saxonne n’a fait que retarder une prise de conscience qui désormais, telle une bombe environnementale à retardement, menace toute la planète. En quelque sorte, la volonté affichée par les initiants de revenir à l’équilibre “naturel” (une empreinte écologique d’une planète) efface deux siècles d’imposture scientifique, et, prêchant la culture du suffisant, met fin à la démesure d’un train de vie occidental mené à crédit sur les ressources du Sud. » Et il ajoute un peu plus loin pour conclure : « Dans un texte extraordinaire de 1942, Le Paysan et la machine, Ramuz louait l’attitude ancestrale des agriculteurs vis-à-vis d’une terre nourricière qu’ils considéraient encore avec respect. C’était avant l’agrochimie industrielle. Que des élus suisses actuels vitupèrent contre l’inanité d’une initiative menée au seul échelon suisse disqualifie le sens même et la noblesse de l’action politique. » Rappelons-nous de Ramuz et de son attachement à notre terre, attachement qui n’avait rien de désincarné, qui avait partie liée avec le sol, l’humus, le biotope suisse dans toute sa richesse et toute sa valeur, et tentons, comme nous le conseille Grégoire Gonin, de redonner un peu de noblesse au politique.

Dans le même numéro du Temps, Alexis Barbey, membre de la société suisse d’affaires publiques, évoque le problème délicat du lobbying sous la coupole fédérale, véritable bâton jeté dans les roues de la démocratie. « Le rôle du lobbyiste est de présenter un sujet sous l’angle le plus favorable à son client, dans le but d’aider celui-ci à atteindre un objectif, écrit-il. Comme pour un avocat, il n’y a pas d’aspect moral a priori, mais des intérêts à défendre avec des techniques de communication appropriées. » Cela me rappelle les promesses faites par le candidat popiste neuchâtelois Denis de la Reussille qui s’était engagé, s’il était élu au Conseil national, à remettre au pas ces intrigants. Au journal Gauchebdo qui lui demandait, le 2 octobre de l’an passé, quel était le principal motif de sa candidature, il répondait : « Je pense qu'il s'agit de dénoncer les lobbys ou groupes d'influence qui dirigent en coulisse les pratiques de la politique suisse. Ils sont constitués d'économistes et de financiers qui ont pour objectif de faire les plus grands profits le plus rapidement possible. Ils structurent les lois du pays dans ce but, avec l'aide de plusieurs politiciens. Je veux mettre en lumière ce pouvoir réel, détenu par des personnes non élues. » Fort bien dit. Et maintenant que tu as été élu, Denis, où en es-tu de ce combat ?...

 

Jeudi 15 septembre : insouciance des productivistes et idées fixes de Thomas Wiesel

Suite du débat autour de la loi sur l’économie verte. Avec une insouciance proche de celle de Doris Leuthard, Stéphane Benoit-Godet consacre l’éditorial du Temps d’aujourd’hui à exposer les raisons qui le pousseront à voter non à cette initiative. « Ce texte doit être rejeté car il tente d’activer une mauvaise conscience qui n’a pas lieu d’exister, écrit-il. Les Suisses ont été frugaux dans leur approche de la consommation avant même que le mot écologie ait été inventé. » Ce n’est pas tout à fait faux, encore que ce type de jugement soit toujours relatif, selon les pays avec qui on voudra bien se comparer. Mais lorsque la planète est en danger (et la formule, aussi dramatique soit-elle, n’a rien d’excessive), est-il encore temps de mettre autant de mauvaise volonté en passant son tour et en arguant que c’est aux autres de faire leur part de sacrifice ? Face à l’urgence de la situation, il y a quelque chose, dans cette stratégie de défense, qui tient de la dispute de cour de récréation. « Le texte pour une économie verte fait l’erreur de projeter les maux d’aujourd’hui – avec un énorme multiplicateur – pour se représenter le futur, poursuit-il. C’est faire l’impasse sur une donnée majeure, l’innovation. Cette dernière, ni forcément sale, ni dévoreuse de ressources, permet d’envisager l’avenir sous de bien meilleures auspices. » Je donnerais beaucoup pour que M. Benoit-Godet ait raison, mais refuser une solution concrète pour en attendre une qui devrait s’avérer meilleure (si tant est qu’elle existe un jour) mais qui n’a pas encore été trouvée, n’est-ce pas lâcher la proie pour l’ombre ? L’initiative sur l’énergie verte, qui n’a d’ailleurs rien d’excessivement austère, n’est peut-être pas la panacée, mais elle a le mérite de proposer un plan d’action réalisable dès maintenant, sans attendre (pour prendre un exemple donné ailleurs dans cet éditorial) la généralisation des voitures électrique à l’échelle nationale. Je reste pantois devant cette confiance aveugle, presque mystique, que les tenants du productivisme à outrance placent dans un futur dont ils ne savent rien mais dont ils espèrent tout !

Toujours dans le domaine environnemental, Le Monde nous apprend que l’ONG Public Eye a dévoilé un vaste scandale impliquant des traders pétroliers suisses en Afrique. Les carburants écoulés par ces traders contiennent une teneur en souffre 200 à 1000 fois plus élevée qu’en Europe et portent gravement préjudice à la santé des populations locales (particules fines, substances cancérigènes, etc.). Profitant de réglementations laxistes d’ « un marché parallèle et opaque », les affairistes « effectuent des mélanges avec des produits toxiques et particulièrement nocifs pour l’environnement et pour la santé ». Une affaire qui ne fait pas honneur à la réputation internationale de notre pays. Et pour reprendre les propos de M. Benoit-Godet, si les Suisses moyens ont effectivement une conscience écologique plutôt développée par rapport à la moyenne mondiale, on ne peut pas en dire de même pour une partie de leurs élites économiques !

Dans L’Hebdo, le jeune humoriste Thomas Wiesel, qui a maintenant sa propre chronique, brocarde les écarts extraconjugaux de Christophe Darbellay et, par une contorsion mentale qui m’échappe, parvient, une fois encore et sans crainte du hors-sujet, à brandir l’argument de la lutte contre l’homophobie qui doit particulièrement lui tenir à cœur puisqu’il la brandissait déjà dans sa chronique précédente, deux semaines auparavant. Il écrit cette fois : « Bravo M. Darbellay, vous qui êtes opposé au mariage gay ; en fait c’est uniquement pour les protéger de la tentation de l’adultère » [que vous avez fait un enfant dans le dos de votre épouse]. Que M. Wiesel épouse les causes les plus politiquement correctes du moment, c’est son droit le plus strict et c’est sans doute une sorte de passage obligé pour fricoter avec les médias mainstream et la bonne société – et après tout, on lui concédera que ce n’est pas parce que la posture gay friendly est devenue le comble de la respectabilité bourgeoise que l’homophobie s’en trouverait soudain moins stupide – mais on a quand même beaucoup de peine à voir le rapport entre l’affaire Darbellay et l’homosexualité. Serait-il possible, le temps d’une chronique, d’écrire quelque chose d’amusant et de spirituel sans se sentir obligé de donner des gages à la bien-pensance ? Juste pour le plaisir de rire un peu sans arrière-pensée ? Nous verrons bien par la suite. En attendant, sachez que Thomas Wiesel sera présent le 2 novembre à Neuchâtel à l’occasion d’un « Rendez-vous du Forum » qui portera sur le thème L’industrie suisse à la pointe de l’innovation : jusqu’à quand ? Il y sera question, entre autres sujets de poilade, de la révolution industrielle, du franc fort et de la désindustrialisation. Autant de sujets légers sur lesquels l’expertise d’un humoriste formé aux émissions dominicales de la RTS s’avère certainement indispensable. Non ?

Le Matin consacre un article à la raréfaction des cabines téléphoniques dans les villes, l’usage des téléphones mobiles s’étant généralisé à la très grande majorité de la population. Et le langage journalistique profite de l’occasion pour nous inventer un néologisme : le publiphone. D’habitude, les médias bricolent des mots nouveaux pour répondre à l’émergence dans nos existences d’une réalité nouvelle ; c’est bien la première que je les vois faire l’inverse et donner un nouveau nom à quelque chose en voie de disparition !

 

Vendredi 16 septembre : suite du cas Wiesel, publireportages et anti-libéralisme

On reparle de Thomas Wiesel aujourd’hui, mais cette fois dans L’Express, qui nous apprend qu’il était mercredi au Forum Neuchâtel Demain, organisé par la BCN, et on peut lire ceci : « L’humoriste vaudois n’a pas raté les “puissants” et les “riches” du canton de Neuchâtel, ni les autres orateurs de la soirée. “On a besoin d’un fou du roi”, a conclu, une fois l’orage Wiesel passé, le directeur de la BCN Jean-Noël Duc, organisateur de l’événement. » Pourquoi avoir mis entre guillemets les mots puissants et riches : n’est-il pas évident que ces gens-là le sont bel et bien ? Pourquoi ne pas avoir mis entre guillemets plutôt le mot “humoriste” ? Lorsqu’il avait participé au Forum des 100 il y a quelques mois, L’Hebdo avait commenté sa prestation sur un ton très similaire et avait écrit : « Thomas Wiesel a porté sur le Forum des 100 et la matinée de débats un regard décalé et impertinent qui a enchanté l’assistance. » Décalé et impertinent, vraiment ? Est-ce que ce ne serait pas plutôt du côté des journalistes de L’Hebdo et de L’Express qu’il faudrait chercher les humoristes ? Il est toujours un peu affligeant de voir des jeunes gens qui, avant l’âge de trente ans, ont déjà abandonné tout idéal et toute velléité de rébellion – à moins qu’on doive voir dans la collaboration décomplexée avec les puissants (pardon : les “puissants”) le comble de la transgression. On imagine que le directeur de la BCN n’aura pas eu trop de mal à se remettre de « l’orage Wiesel » ! Taquiner les banquiers et tirer la barbichette des membres du conseil d’administration de Ringier pour les amuser durant leurs séances d’autocongratulation, c’est tout de même un choix de carrière qui amène quelques questions éthiques. Je n’ai rien contre les humoristes engagés, mais ma sympathie est toujours plutôt allée à ceux qui s’engagent du côté des petits plutôt que du côté des gros.

Le Courrier International de cette semaine reproduit un long article du Guardian (paru initialement le 12 juillet dernier) sur le thème de la rude concurrence auxquels les réseaux sociaux soumettent les médias classiques. Se désolant de voir ainsi contesté le magistère de la grande presse et laissant entendre que les vecteurs de contre-information ne sont jamais que des propagateurs de fausses rumeurs et de thèses conspirationnistes (on connaît le chanson…), la journaliste Katharine Viner écrit : « Plus une société est gagnée par un climat d’hostilité envers les élites et l’autorité, moins les gens font confiance aux institutions et aux médias. » Cette hostilité n’est pas née de rien, et ce constat lucide aurait tout à gagner à servir de base à une autocritique, non ? « Nous avons besoin d’une culture journalistique forte, poursuit-elle, ainsi que d’un modèle économique capable de servir et de récompenser les médias qui font de la recherche de la vérité leur priorité et qui veulent informer un public éclairé, actif et critique. » Belle déclaration d’intentions, mais encore ? « Nous devons célébrer les valeurs cardinales du journalisme : informer, vérifier, rassembler les témoignages et ne pas lâcher le fil qui nous mène à la vérité. » Rien à redire à ça, mais qu’en est-il sur le terrain, dans la réalité du travail quotidien des journalistes ?

Pour nous en rendre compte, ouvrons par exemple Le Matin d’aujourd’hui. Qu’y lisons-nous ? Un article sur le nouvel iPhone 7, introduit par le chapeau suivant : « Le nouveau Smartphone d’Apple, en vente aujourd’hui en Suisse, se distingue par son deuxième objectif. “Idéal pour les portraits” estime notre photographe. » Et tout le reste de l’article est à l’avenant. Peut-on dire ici que le journaliste responsable de ce cirage de pompes (c’est aussi efficace avec l’encre qu’avec la salive, surtout pour le cuir) s’en est tenu aux valeurs cardinales de sa profession : informer, vérifier, rassembler les témoignages et ne pas lâcher le fil qui le mène à la vérité ? Le fait est que la nature publicitaire (car c’est bien cela dont il s’agit) de ce type d’articles n’est jamais signalée comme telle et que rien, dans la maquette du journal, ne permet de distinguer ces textes-là du contenu éditorial ordinaire. Cet article voudrait sans doute se faire passer pour un « papier conso » comme on dit dans les salles de rédaction, c’est-à-dire un article portant sur la consommation, mais l’absence totale de distance critique et le ton élogieux et promotionnel du texte ne laissent aucun doute à ce sujet. Tant que les médias traditionnels seront vendus aux grandes firmes et que les journalistes assermentés se prostitueront, alors les réseaux sociaux, les médias indépendants, les blogs et les sites de réinformation comme celui que vous lisez continueront d’avoir le vent en poupe !

Dans Le Temps, Alexis Favre revient sur les nouvelles querelles de chapelles qui déchirent l’extrême gauche genevoise (laquelle vient à nouveau de se scinder à l’occasion de la création d’un énième nouveau parti-groupuscule) : « L’extrême gauche genevoise est en train de réussir un tour de force mortifère. Celui de disparaître au moment même où la contestation antilibérale regonfle pourtant les voiles des Jeunesses socialistes et de la droite conservatrice. Mon cœur saigne, mais chapeau l’artiste ! » La contestation antilibérale monte en effet en Suisse, et en France également si on en croit un entretien qu’a accordé aujourd’hui l’agrégée de lettres Françoise Mélonio au Figaro : « Les Français, aujourd’hui comme hier, se méfient du marché, s’inquiètent des conséquences sociales de l’individualisme radical, explique-t-elle. Cette dénonciation française de l’individualisme lié au monde de l’argent vient des contre-révolutionnaires et des catholiques, et se trouve reprise par les premiers socialistes. » Le jour où une vraie force antilibérale saura fédérer cette opposition populaire en renonçant une bonne fois pour toutes aux entraves artificielles que lui pose l’archaïque clivage gauche-droite, il y a fort à parier qu’un boulevard lui sera ouvert !

 

Samedi 17 septembre : l’UE toujours plus impopulaire

Dans Le Temps d’aujourd’hui, Yves Petignat esquisse – oui, dans Le Temps, comme quoi tout arrive ! – un début de réquisitoire contre l’Union européenne. Je lui laisse la parole : « Du côté suisse, l’UDC n’est plus seule à rejeter l’UE à cause d’une immigration mal maîtrisée ; le scepticisme est général. Et la Suisse se sent d’autant plus confortée dans sa position que la classe politique des différents Etats membres de l’UE ne parvient même plus à rallier l’adhésion d’une majorité de ses concitoyens au projet européen. Que Bruxelles n’exige dès lors rien de plus que ce que la Suisse peut lui concéder ! Le peuple ne suivrait pas. […] Le peuple suivrait d’autant moins qu’il voit bien que le projet européen échappe totalement aux politiques des Etats membres et à leurs règles démocratiques. La machine européenne, avec ses fonctionnaires, sa Commission, sa Cour de justice, fonctionne désormais pour elle-même. Avec sa propre raison d’être, ses objectifs et des règles que les citoyens européens ne peuvent contester. […] Les Etats se virent ainsi peu à peu privés du droit de définir eux-mêmes les normes définissant les limites de leur souveraineté, ou de se doter de protections dans des secteurs sinistrés. Phénomène d’autant plus pernicieux que la Cour de justice peut à elle seule annihiler le droit national alors que les Etats sont incapables de passer de la communauté purement économique à une politique commune. Comme aucune légitimité démocratique ni aucune volonté politique ne vient sanctionner cette évolution, l’intégration par les juges devient de plus en plus insupportable aux citoyens européens. » Un argumentaire plutôt convaincant qu’il nous faudra garder en mémoire le jour où nous devrons aller voter sur la question des juges étrangers.

 

Dimanche 18 septembre : conséquences du Brexit, crise migratoire et crise des élites

Dimanche, le jour où on peut prendre le temps de parcourir les hebdomadaires étrangers – pour autant qu’on n’ait pas préféré aller passer un moment au Festival du film français d’Helvétie à Bienne ou au festival BD-Fil à Lausanne, deux rendez-vous incontournables de cette fin de semaine. C’est Marianne qui a retenu cette semaine mon attention avec, entre autres, un article d’Hervé Nathan intitulé Comment le Brexit bouscule l’Europe. Il écrit la chose suivante : « Pour la première fois dans l’histoire de l’Europe, la perspective de la désagrégation n’est plus seulement un spectre, mais bien une réalité. De passage à Paris, Pierre Moscovici, commissaire européens aux Affaires économiques et financières, l’affirme : “Le Brexit délivre un signal très fort : pour la première fois, l’Europe va se construire par soustraction et non plus par addition.” » C’est là en effet, me semble-t-il, une nouvelle donnée essentielle et une conséquence directe du Brexit. Une donnée qui tend d’ailleurs à prouver que si la Suisse était dite en retard dans le processus d’agrégation européiste, elle est désormais en avance dans le processus de désagrégation qui, lui, contrairement à l’autre, est promis à un certain avenir ! Hervé Nathan examine ensuite pourquoi la gestion de la crise migratoire par l’UE a encore renforcé son impopularité parmi les peuples européens : « L’initiative [d’accueil des migrants] a provoqué une des plus graves crises internes de l’Union européenne, révélant une fracture béante entre les nations de l’Ouest, habituées à l’immigration, et de l’Est, campées sur leur intégrité ethnique et religieuse, à tel point que même à Bruxelles on revisite l’élargissement aux ex-pays de l’Est. “On croyait qu’ils étaient comme nous, ce n’était pas vrai !” se désole un haut responsable. […] Un commissaire confie son désarroi : “Nous avons négligé le sentiment des Européens de ne plus être maîtres de leur propre destin et que l’Europe accentue ce phénomène, ce qui les pousse vers leurs Etats-nations.” » Un désarroi qui étonne tant il présuppose, de la part de ceux qui l’éprouvent, une grande naïveté et une grande méconnaissance des populations réelles qui composent l’Europe. De quel ethnocentrisme ne faut-il pas faire preuve pour penser que tous les peuples du continent européen sont les mêmes, partagent les mêmes sensibilités philosophiques et sont réductibles à un modèle unique (et donc interchangeables au gré des politiques imposées d’en haut ou dictées par le marché) ? L’universalisme abstrait des élites bruxelloises est devenu négation des diversités humaines, et c’est pour cela que l’UE est condamnée.

Dans le même numéro de Marianne, on trouve un entretien passionnant avec le géographe Christophe Guilluy, qui vient de faire paraître son dernier livre, Le Crépuscule de la France d’en haut (Flammarion, 2016). N’ayant pas grand chose à ajouter en commentaire – tant j’ai tendance à partager son analyse – je me contenterai ici de citer quelques passages de cet entretien : « Les classes populaires, les catégories modestes continuent à prendre en charge le réel, mais ne reconnaissent plus le magistère de la France d’en haut. C’est terminé. Plusieurs décennies d’alternance unique, comme l’a décrit Jean-Claude Michéa, de mépris, de condescendance pour les classes populaires, les ont conduites à une rupture que je crois d’autant plus radicale qu’irréversible. […] Le Brexit est une illustration parfaite de ce processus. C’est la Grande-Bretagne périphérique, celle des catégories populaires, qui a voté pour la sortie de l’Europe et contre le modèle dit de “la société ouverte” qui n’est en fait qu’une société fermée de l’entre-soi et du grégarisme social. Les catégories modestes ne croient plus à ce modèle. Ici, trente ans de discours au mieux naïf au pis cynique sur le libre-échange à la française a fait imploser le modèle républicain. […] L’erreur était de croire qu’on pouvait choisir le modèle économique mondialisé sans ses effets sociétaux. La France est ainsi devenue une société “américaine” comme les autres, multiculturelle, où les tensions et la paranoïa identitaire se développent. Résultat : outre une recomposition économique et sociale, ainsi qu’une recomposition territoriale, on a vu émerger une société multiculturelle qui fragilise un peu plus les catégories populaires. […] Après chaque élection, on se demande comment faire revenir les classes populaires. Mais c’est fini, elles ont brisé leurs chaines, et se détournent de la classe politique et culturelle. »

Brillant Christophe Guilluy, qu’on retrouve également interviewé dans Le Matin Dimanche d’aujourd’hui, où il précise encore sa pensée sur ce même sujet : « Le modèle métropolitain […] n’intègre plus des catégories qui appartenaient à la classe moyenne et qui en sont sorties progressivement. D’abord les ouvriers, à cause de la désindustrialisation. Puis une part croissante des employés qui se retrouvent précarisés. En réalité, ce modèle n’a plus besoin des classes populaires occidentales, trop chères et trop protégées. L’adaptation de nos sociétés aux normes de l’économie mondialisée passe donc par le recours à l’immigration sous-payée et par la mise en œuvre du plus grand plan social de l’histoire : celui des classes populaires. […] Aujourd’hui, la bourgeoisie des romans d’Emile Zola s’est déguisée en hipsters. Elle affiche le visage de l’ouverture et on pourrait dire que c’est très bien : personne ne dit être pour le repli. Sauf que, dans les faits, il n’y a ni ouverture ni altruisme. Les nouvelles élites urbaines constituent un petit monde fermé. Elles contournent la carte scolaire pour que leurs enfants ne se retrouvent pas en classe avec ceux des immigrés. Et elles tiennent un discours d’émancipation des pauvres alors que leur mode de vie dépend de leur exploitation : c’est la faible rémunération du Malien en cuisine qui permet au bobo de payer son repas 15 euros plutôt que 30. Le discours de la société ouverte, c’est l’autre nom de la loi du marché. » Répondant ensuite au journaliste qui lui demande ce qu’il pense de cette étiquette de chercheur de gauche faisant le jeu du Front national que les médias lui accolent souvent, il réplique sans ambigüité, renvoyant la balle à l’expéditeur : « Aujourd’hui, l’antifascisme est devenu une arme de classe grâce à laquelle les élites délégitimées veulent réduire toute critique des effets de la mondialisation à une dérive raciste. » CQFD.

Terminons cette revue de presse avec une réflexion d’Eric Zemmour, lui aussi interviewé dans Le Matin Dimanche d’aujourd’hui : « Je suis de ceux qui pensent que le populisme, c’est ce que le peuple a trouvé de mieux pour répondre au mépris des élites. Il existe aujourd’hui une angoisse identitaire de toute l’Europe. […] Comme disait le général de Gaulle : “On assimile des individus, pas des peuples.” Aujourd’hui, le nombre est trop grand. Engels, que je cite dans le livre, avait cette analyse : “A partir d’un certain nombre, la quantité devient une qualité.” C’est la première base de mon désespoir. Nous avons laissé venir trop de gens. Aujourd’hui, on ne vient plus en France pour s’intégrer à la France, mais pour s’intégrer à une diaspora. » Une analyse aussi désagréable à entendre que difficile à réfuter…

 

David L’Epée, 19.9.2016

 

 

3 commentaires

  1. Posté par Aude le

    Le preux chevalier manie fort bien l’épée du verbe…….
    Excellent…….

  2. Posté par John Longeole le

    Cette revue de presse de David L’Epée est excellente. Du beau travail. Bon recrutement pour Les Observateurs!

    Je suis sur que tous les rédacteurs bien-pensants de Suisse romande vont lire ça attentivement (sans le dire bien sur) et sont déjà terrorisés à la pensée d’être dépecés d’estoc et de taille par le vigoureux escrimeur L’Epée.

    Allez-y carrément, je suis sur que cela ne sera pas sans effet dans l’atmosphère générale des médias en Suisse romande. Bientôt vous parviendrez à leur imposer le respect. Avant d’écrire des insanités politiquement correctes les journaleux romands tourneront leur plume dans leur encrier en se demandant: comment réagira David L’Epée?

  3. Posté par Bussy le

    Je voudrais bien voir la tête des bobos parisiens quand ils liront le bouquin de Christophe Guilluy !
    Idem pour les nôtres de bobos, qui affichent leur ouverture tout en restant bien au chaud dans leur petit monde fermé hermétiquement !
    Et se rendent-ils compte que dans le fond ils soutiennent cette immigration massive parce que leur mode de vie dépend de l’exploitation d’esclaves venus d’ailleurs ?
    En plus du livre de Guilluy, je vais lire celui de Zemmour et aussi celui de Francis Cousin (Commentaires sur l’extrême radicalité…) dont quelqu’un parlait sur ce site, qui semble également aider à comprendre ce qui nous arrive !

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