Journalisme hypocrite, par Robert Parry

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Un magnifique texte…

Source : Le Grand Soir, Robert Parry, 17-08-2016

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Au cours des dernières décennies, les grands médias des États-Unis ont trahi le peuple américain d’une manière historique en diffusant de fausses informations ou des narratives trompeuses sur pratiquement tous les sujets internationaux importants, et continuent à ce jour à mener le pays dans des conflits destructeurs et inutiles.

Pour moi, un tournant majeur fut lorsque les principaux organes d’information ont refusé se pencher sur les tenants et aboutissants du scandale Iran-Contra, y compris sur ses origines dans les contacts illicites entre les Républicains et les Iraniens au cours de la campagne de 1980 et la collaboration de l’administration Reagan avec des trafiquants de drogue pour soutenir la guerre des Contras au Nicaragua. (Au lieu de cela, les grands médias ont dénigré les reportages sur ces véritables scandales.)

Si ces histoires peu recommandables avaient été pleinement expliquées au peuple américain, leur opinion sur Ronald Reagan et George H.W. Bush serait beaucoup moins favorable et la montée des sous-fifres néocons de Reagan aurait pu être stoppée. Au contraire, les néo-conservateurs ont consolidé leur domination sur la politique étrangère officielle de Washington et le fils inepte de Bush fut autorisé à s’emparer de la Maison Blanche en 2001.

Ensuite, on aurait pu penser que l’invasion désastreuse de l’Irak en 2003 – justifiée par une cohorte de mensonges – aurait finalement condamné les néocons, mais, à l’époque ils avaient déjà profondément pénétré les médias nationaux et les grands groupes de réflexion, et leur influence s’étendait au-delà du Parti républicain jusque dans les profondeurs du Parti démocratique.

Ainsi, malgré la catastrophe en Irak, presque rien n’a changé. Les néo-conservateurs et leurs copains les interventionnistes libéraux ont continué à fabriquer des récits qui ont conduit les Etats-Unis dans un bourbier après l’autre, à la recherche de plus en plus de « changements de régime » tout en écartant les recommandations pour une résolution pacifique des crises internationales.

Dissonance cognitive

Dans le cadre de ce phénomène, il existe une profonde dissonance cognitive tandis que les logiques évoluent en fonction des nécessités tactiques des néocons. D’un cas à l’autre, il n’y a aucune cohérence logique ou morale, et les principales agences de presse suivent, se refusant encore et toujours d’exposer ces hypocrisies flagrantes.

Le gouvernement des États-Unis défend un monde « fondé sur des règles » lorsque cela sert ses intérêts mais viole allégrement le droit international lorsqu’il a décidé qu’une « guerre humanitaire » l’emportait sur la souveraineté nationale et la Charte des Nations Unies. Ce dernier est particulièrement facile après qu’un dirigeant étranger a été diabolisé dans la presse, mais la souveraineté devient inviolable dans d’autres circonstances, lorsque les régimes criminels sont amis de Washington.

L’administration de George W. Bush et les médias traditionnels justifièrent en partie l’invasion de l’Irak en accusant Saddam Hussein de violations des droits de l’homme. L’illégalité évidente de l’invasion fut ignorée ou rejetée comme de simples chicaneries de la part des « apologistes de Saddam ». De même, l’administration Obama et les médias ont justifié l’invasion de la Libye en 2011 sous l’accusation mensongère que Mouammar Kadhafi s’apprêtait à massacrer des civils (il avait dit qu’il s’en prenait aux terroristes islamiques).

Mais les mêmes médias regardent ailleurs ou trouvent des excuses lorsque le massacre de civils est l’oeuvre d’« alliés », comme Israël contre les Palestiniens ou l’Arabie saoudite contre les Yéménites. Ensuite, le gouvernement des Etats-Unis se précipite pour livrer encore plus d’armes pour que les bombardements puissent se poursuivre.

La vision du terrorisme est sélective aussi. Israël, l’Arabie Saoudite et d’autres « alliés » américains dans le Golfe Persique ont aidé et encouragé des groupes terroristes, y compris le front al-Nosra d’Al-Qaïda, dans une guerre contre le gouvernement en grande partie laïque de la Syrie. Ce soutien à la subversion violente a suivi la diabolisation du président syrien Bachar al-Assad par les médias.

Ainsi, en essayant d’éviter un autre bourbier à l’irakienne, le président Obama fait face à de vives critiques à Washington dominée par les néocons parce qu’il n’en fait pas assez pour imposer un « changement de régime » en Syrie, bien qu’il ait effectivement autorisé la livraison d’armes sophistiquées US à la soi-disant opposition « modérée » , qui opère souvent sous la structure de commandement d’al-Nosra.

En d’autres termes, il est acceptable d’intervenir ouvertement et clandestinement lorsque c’est Washington qui le décide, indépendamment du droit international et même si cela implique une complicité avec les terroristes. Mais le refrain change lorsque la balle est dans l’autre camp.

Dans le cas de l’Ukraine, toute aide russe aux rebelles russes ethniques sous l’agression d’une armée ukrainienne qui comprend des bataillons néo-nazis, tels que la brigade Azov, est inadmissible. Le droit international et une structure « fondée sur des règles » doivent être défendus en punissant la Russie.

Les médias ont encore trahi leurs lecteurs avec une couverture unilatérale du coup datage de 2014 qui a renversé le président élu Viktor Ianoukovitch, qui avait subi lui aussi une campagne de diabolisation de la part des fonctionnaires américains et de la presse grand public. Ainsi, les principaux organes de presse ont applaudi le coup d’Etat et ne voyaient rien de mal lorsque le nouveau régime soutenu par les Etats-Unis a annoncé une ’Opération de lutte contre le terrorisme’ – contre les Ukrainiens ethniques russes qui avaient voté pour Ianoukovitch et qui considéraient le régime putschiste comme illégitime.

Dans les médias occidentaux, le régime putschiste ’tout de blanc vêtu’ à Kiev ne pouvait pas faire de mal, même lorsque ses troupes d’assaut néo-nazis ont brûlé des dizaines de Russes ethniques vivants à Odessa et furent le fer de lance de « l’Opération de lutte contre le terrorisme » à l’est. Tout était de la faute de la Russie, même s’il n’y avait aucune preuve que le président Vladimir Poutine avait joué un rôle dans la déstabilisation de l’Ukraine.

En fait, toutes les preuves indiquent que c’était bien le gouvernement des États-Unis qui cherchait un « changement de régime ». Par exemple, le secrétaire d’État adjoint aux Affaires européennes, Mme Victoria Nuland, lors d’une conversation téléphonique interceptée, fut surprise en train de conspirer avec l’ambassadeur US Geoffrey Pyatt au sujet de qui devait prendre le pouvoir – « C’est Yats » a-t-elle dit à propos d’Arseniy Iatseniouk – et de discuter sur comment « faire aboutir » le projet. Le coup d’Etat se déroula quelques semaines plus tard, et Iatseniouk émergea comme le nouveau premier ministre.

L’exceptionnalisme des États-Unis

Les médias des États-Unis agissent comme si le gouvernement US avait un droit incontestable à intervenir dans les affaires intérieures des pays partout dans le monde – que ce soit par la subversion ou l’invasion militaire – mais les mêmes médias s’indignent si quelqu’un ose résister aux édits de Washington ou tente d’imiter les Etats-Unis.

Donc, en ce qui concerne l’Ukraine, alors que la Russie voisine est intervenue pour empêcher les massacres dans l’est et laisser le peuple de Crimée voter un référendum sur la sécession, le gouvernement américain et les médias ont accusé Poutine d’avoir violé le droit international. Les frontières nationales, même dans le contexte d’un violent coup d’état réalisé en partie par des néo-nazis, devaient être respecté, a pieusement annoncé Washington. Même les 96 % des électeurs de Crimée qui votèrent pour rejoindre la Russie furent ignorés en vertu du principe de la souveraineté des Etats.

En d’autres termes, si Poutine protège ces Russes ethniques de la répression violente par les ultra-nationalistes ukrainiens, il est coupable d ’ « agression » et son pays doit être puni par des sanctions sévères. Les néocons américains ont aussitôt commencé à rêver de déstabiliser la Russie et de réussir un autre « changement de régime » à Moscou.

Pendant ce temps, le régime ukrainien soutenu par les EtatsUnis a poursuivi son « Opération de lutte contre le terrorisme », en utilisant des armes lourdes contre les dissidents ukrainiens de l’est dans un conflit qui a coûté quelque 10.000 vies, dont de nombreux civils. Le conflit ukrainien est l’une des pires saignées en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale, mais les néocons et leurs copains libéraux-faucons appellent à armer l’armée ukrainienne de sorte qu’elle puisse – une bonne fois pour toutes – écraser la résistance.

Au début de la crise, Nicholas D. Kristof, éditorialiste du New York Times, qui s’était construite une image d’humanitaire bienveillant, voulait livrer plus d’armes au régime de Kiev et aux Ukrainiens de l’est (dont les membres de la famille de son père), de sorte qu’ils puissent tuer leurs voisins ethniques russes – ou « aller à la chasse à l’ours », comme l’a dit Kristof. En appelant les Russes des ’ours’, Kristof assimilait leur massacre à l’abattage d’animaux.

Pourtant, dans une récente chronique, Kristof prend une position très différente en ce qui concerne la Syrie, qu’il veut voir envahir par l’armée US et pour y créer de soi-disant « zones de sécurité » et « zones d’exclusion aérienne » pour empêcher l’armée et les forces aériennes syriennes d’attaquer les positions rebelles.

La souveraineté signifie une chose en Ukraine, même après un coup d’Etat qui a renversé le président élu. Là-bas, les frontières nationales doivent être respectées (du moins après l’installation d’un régime pro-U.S.) et le régime a tous les droits de tuer des dissidents pour faire valoir son autorité. Après tout, ce n’est qu’une partie de chasse.

Mais la souveraineté signifie autre chose en Syrie, où le gouvernement des Etats-Unis est appelé à intervenir en faveur d’une des parties dans une guerre civile brutale pour empêcher que le gouvernement ne reprenne le contrôle du pays ou pour éviter un règlement négocié du conflit. En Syrie, le « changement de régime » l’emporte sur tout.

Outrage sélectif

Dans son article, Kristof a noté d’autres conflits où les États-Unis sont censés faire plus, en qualifiant la non-invasion de la Syrie de « tâche sur notre conscience à tous, similaire… aux yeux détournés de la Bosnie et du Rwanda dans les années 1990, du Darfour, dans les années 2000 ».

Notez encore l’indignation sélective de Kristof. Il n’appelle pas à une invasion américaine d’Israël / Palestine pour protéger les Palestiniens des opérations de « ratonnade » périodiques d’Israël. Il ne suggère pas non plus de bombarder les aérodromes saoudiens pour empêcher le bombardement continu du royaume des Yéménites. Et il ne proteste pas contre le massacre en Irak instiguée par les Etats-Unis, où des centaines de milliers de personnes ont péri, et il ne mentionne pas la guerre apparemment sans fin des Etats-Unis en Afghanistan.

Comme beaucoup d’autres experts traditionnels, Kristof adapte son humanitarisme à la cause de la domination mondiale des Etats-Unis. Après tout, combien de temps pensez-vous que Kristof garderait son poste de chroniqueur bien payé s’il plaidait pour une « zone d’exclusion aérienne » en Israël ou pour une intervention militaire contre l’Arabie Saoudite ?

Autrement dit, combien de courage professionnel faut-il avoir pour rejoindre la meute contre les « ennemis » des Etats-Unis une fois qu’ils ont été diabolisés ? Ce fut pourtant bien une telle « pensée grégaire » qui ouvrit la voie à l’invasion américaine de l’Irak pour renverser Saddam Hussein, une décision adoptée par les « faucons libéraux » aussi bien que les néo-conservateurs et qui marqua le début d’une souffrance massive à travers le Moyen-Orient et maintenant l’Europe. Selon certaines estimations, les morts irakiens s’élèvent à plus d’un million.

Donc, il faut se rappeler comment The New Yorker, The New York Times et d’autres soi-disant publications « progressistes » ont sauté sur le train en marche pour la guerre en Irak de George W. Bush. Ils sont devenus ce que l’ancien patron de Kristof, Bill Keller, a surnommé « le club des regarde-maman-je-suis-un-faucon » (Keller, soi-dit en passant, a été nommé rédacteur en chef lorsque les mensonges sur les armes de destruction massive en Irak furent démasqués. Comme beaucoup de ses collègues faucons, il n’ont au aucun compte à rendre pour leur crédulité ou carriérisme.)

Kristof n’a pas rejoint le club à ce moment-là, mais a signé plus tard, exhortant une campagne de bombardements massif en Syrie après que l’administration Obama ait fait des déclarations maintenant largement discréditées accusant le gouvernement de Bachar al-Assad d’avoir lancé une attaque au gaz sarin dans les environs de Damas, le 21 août 2013.

Nous savons maintenant que le président Obama n’a pas mis en oeuvre les plans de bombardement en partie parce que les analystes du renseignement US avaient dit qu’ils doutaient de la culpabilité d’Assad. Les preuves semblent désormais indiquer une provocation par les rebelles proches d’Al-Qaïda pour attirer les Etats-Unis dans une intervention à leurs côtés, mais le courant dominant des médias US persiste à dire qu’Obama n’a pas réussi à imposer sa « ligne rouge » contre Assad et l’utilisation d’armes chimiques, comme s’il s’agissait d’un « fait établi ».

Bien que la campagne de bombardement approuvé par Kristof en 2013 aurait pu jouer en faveur d’Al-Qaïda (ou de l’Etat islamique) et donc déclenché une tragédie encore pire pour le peuple syrien, le chroniqueur persiste à préconiser une invasion US de la Syrie, bien enveloppée dans un joli langage « humanitaire ». Mais il devrait être clair que les termes à consonance agréable comme « zones de sécurité » ne sont que des euphémismes pour « changement de régime », comme nous l’avons vu en Libye en 2011.

Oublier la réalité

Les médias « oublient » souvent qu’Obama a autorisé la formation et l’armement des soi-disant rebelles syriens « modérés » dont beaucoup se sont placés sous le commandement militaire du Front al-Nosra d’Al-Qaïda avec des armes américaines sophistiquées, telles que des missiles antichars TOW, qu’on retrouve dans les arsenaux d’al-Nosra et ses alliés djihadistes.

En d’autres termes, au-delà de l’indignation sélective sur la morale et le droit international, nous assistons à un journaliste sélectif. En effet, à travers toute la profession, on constate un abandon presque complet de l’objectivité en matière de reportages sur la politique étrangère des Etats-Unis. Même les publications libérales et de gauche s’en prennent maintenant à ceux qui ne rejoignent pas la dernière version de club des « « regarde-maman-je-suis-un-faucon ».

Tandis que de la politique étrangère dominée par le néo-conservatisme continue à pousser le monde vers toujours plus de catastrophes, nous voici désormais avec des plans de déstabilisation de la Russie qui possède l’arme nucléaire (hum… comment cela pourrait-il tourner mal ?), Les médias refusent de donner au peuple les informations objectives nécessaires pour freiner ces excès.

Pratiquement rien n’a été appris de la guerre catastrophique en Irak lorsque le gouvernement des Etats-Unis a rejeté les négociations et les inspections (ainsi que toute appréciation de la réalité complexe sur le terrain) pour adopter une posture de dur-à-cuire. À quelques exceptions près, les médias ont tout simplement suivi.

Aujourd’hui, la posture pro-guerre est profondément répandue au sein du Parti démocrate et même parmi certains gauchistes bellicistes qui se joignent à la fête pour insulter les quelques dissidents anti-guerre avec des méthodes McCarthyistes en accusant quiconque qui conteste la « pensée grégaire » sur la Syrie ou la Russie d’être un « apologiste d’Assad » ou un « larbin de Poutine ».

À la Convention nationale démocratique, certains des délégués de Hillary Clinton ont même scandé « USA, USA » pour étouffer les cris des délégués de Bernie Sanders qui criaient « assez de guerres ». D’une façon plus large, le médias dominants ont principalement ignoré ou réduit au silence tous ceux qui dévient de la sagesse conventionnelle dominée par le néo-conservatisme.

Robert Parry

Traduction « j’ai souvent retiré l’adjectif « américain » parlant des médias parce que c’est bien pareil chez nous, non ? » par VD pour le Grand Soir avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles.

Source : Le Grand Soir, Robert Parry, 17-08-2016

 

Extrait de: Source et auteur

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Un commentaire

  1. Posté par Alexandra le

    Tout à fait d’accord !

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