Les nouveaux éboueurs

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

Dans son livre, Les Démons du bien, Alain de Benoist soutient une thèse profonde sur la modernité. Celle-ci veut partout promouvoir des hommes abstraits, coupés de leur milieu et de leurs origines, des hommes purs, nouveaux.

Cette promotion d’un homme pur se manifeste dans les droits de l’homme. Qui est cet homme des droits de l’homme ? Eh bien, justement, il est hors-sol, coupé de toute histoire, de tout milieu. Il n’a rien à voir avec les hommes concrets. Cet homme des droits de l’homme, personne ne l’a jamais vu ou plutôt, s’il a été aperçu, c’est un fantôme qu’on a vu, fantôme qui hante les couloirs des gouvernements, des ONG, des églises. C’est à la poursuite de ce fantôme que s’est lancé l’Occident moderne. Quand on poursuit un fantôme, on se perd dans les greniers. L’Occident se perd.

On retrouve la même vaine poursuite dans le féminisme qui veut faire de la femme une entité hors-sol, promue, elle aussi, au rang d’entité abstraite. Alain de Benoist cite la féministe Monique Wittig : « Il s’agit de détruire le sexe pour accéder au statut d’homme universel ».

Mâles ou femelles, homosexuels ou hétérosexuels, les fantômes des droits de l’homme ou du féminisme extrême, s’ils se matérialisaient, ne souffriraient plus de rapports de pouvoir, de discriminations, d’exclusions. Ils ne seraient d’ailleurs même plus mâles ou femelles mais, tels des anges, s’effleureraient, se cajoleraient et se caresseraient toute la sainte journée. A se faire ainsi des bisous au plus haut des cieux de la laïcité, jouissant sans discontinuer d’un statut suprahumain ou surhumain, ces anges ne connaîtraient ni haine, ni guerre, ni conflits. Quand on est hors-sol on échappe à toute la boue qui accompagne l’humanité depuis les origines.

Les droits de l’homme sont quelque chose de nouveau, mais ils s’inscrivent dans une vieille histoire, celle des efforts pour sortir de cette boue. Périodiquement on voit en effet resurgir des « éboueurs » sous diverses formes : les marcionites au 2ème siècle, les cathares entre le 12ème et 14ème siècle en Europe, les révolutionnaires dès 1789. Tous ont voulu un monde pur, sans corruption, sans violence, un paradis sur terre. Au 14ème siècle apparurent plusieurs sectes apocalyptiques, qui voulaient retrouver le Jardin d’Eden. Parmi ces sectes, les adamites (qui pratiquaient le nudisme) prévoyaient de faire couler des fleuves de sang pour purifier la terre. Donc, avant l’Eden, de grands massacres ! Le désir de pureté conduit aux exterminations, projetées au Moyen Âge, réalisées par les nazis et partiellement mises en place par les djihadistes aujourd’hui.

Il y a un terme générique pour désigner ces « éboueurs ». On les appelle des gnostiques. Ils appuient sur une théologie : le monde a été créé non point par Dieu mais un mauvais démon qui s’est complu à produire un univers sale et corrompu. Il faut donc le nettoyer, cet univers, et c’est à ce point qu’on a besoin d’éboueurs ou de massacreurs. Notre tâche ici-bas, si l’on suit les gnostiques, consiste à nettoyer, nettoyer et encore nettoyer.

Les « Monsieurs propres » d’aujourd’hui ne sont pas ou pas encore des massacreurs ; ils s’efforcent seulement de faire briller l’homme des droits de l’homme, la pure femme du féminisme. Ils s’agitent beaucoup pour déblayer la boue de la corruption, des déviances, de tout ce qui est politiquement incorrect. Ils sont portés par l’espoir de voir enfin briller un homme nouveau lavé par baptême dans l’eau très pure du progressisme. Parce que le progrès, finalement, doit bien être orienté par une grande figure. L’homme nouveau donc, mais ce n’est pas assez dire, parce que l’homme nouveau des communistes, c’était un travailleur, celui des nazis un guerrier ! Tandis que l’homme nouveau d’aujourd’hui, c’est l’Adam d’avant la chute qui n’est encore ni mâle, ni femelle, ou plutôt les deux à la fois. A l’époque, il vivait encore dans le Jardin d’Eden dit aussi Jardin des Jouissances. Difficile de ne pas céder à son charme !

Pourquoi la modernité est-elle si séduite par le Jardin des Jouissances ? En dehors de l’éternelle tentation gnostique, il y a aussi la blessure narcissique telle qu’elle est présentée par Freud. Pour le père de la psychanalyse, l’humanité aurait été blessée dans son orgueil par le système héliocentrique de Copernic. Nous occupions le centre du monde et paf, nous cessons de l’occuper pour devenir une planète comme des millions d’autres. La terre n'est plus qu’une chose parmi des choses. Très humiliant, mais il faut l’accepter, disent les Modernes. Ce que Freud nous invite à faire ! D’autant plus que cela lui permet de se hisser lui-même dans le panthéon des éboueurs et de se placer à côté de Copernic et de Darwin, ses potes dans le dégommage de tout l’héritage judéo-chrétien. Cet héritage, pour eux, c’est de la boue et donc, il faut nettoyer.

Freud s’inscrit dans ce grand tsunami de la modernité qui s’appuie sur l’image d’un pur observateur de la réalité, image obscurcie par les religions et les préjugés. Mais que viennent les grands éboueurs, et alors nous verrons, par leur intermédiaire, la réalité telle qu’elle est, une réalité froide, objective, scientifique !

Qui est ce pur observateur de la réalité ? Mais voyons, ne l’avez-vous pas reconnu ? Il a les mêmes traits que l’homme des droits de l’homme, la femme du féminisme, ces anges très purs qui scintillent à l’horizon de la modernité pour mieux nous guider sur le chemin de l’émancipation. Ce glorieux éboueur surplombe la réalité pour nous dire ce qu’elle est du point de vue de Sirius. Tout là-haut, il n’a plus figure humaine, il n’a même plus une chair terrestre. Il n’est plus de ce monde, tant il le surplombe de haut comme un tout puissant, mais cela ne l’empêche pas de nous dire ce qu’est notre monde et comment nous devons nous y comporter. Les foules voient en lui un grand guide, même si n’ayant ni chair ni sang, il n’est pas un guide humain. Le Christ, lui au moins, avait de la chair et du sang.

Le monde académique suisse adore les éboueurs. Vincent Peillon, ancien ministre français de l’éducation, maintenant professeur à l’Université de Neuchâtel, propose de libérer les enfants de tous les déterminismes pour qu’ils puissent choisir librement. Difficile de transformer les adultes à partir du fantôme des droits de l’homme ! Avec les enfants, c’est plus facile. Judith Butler, pilier de la théorie du genre a reçu un doctorat honoris causa de l’Université de Fribourg. Pour elle, comme l’écrit Alain de Benoist, « le corps sexué ne serait pas déjà là, ce ne serait pas un donné ». Eboueuse extrême, Judith Butler nous invite à aller au-delà de ce qui est, au-delà des êtres sexués, au-delà des hommes et des femmes pour retrouver le jardin d’une jouissance asexuée. Qui aurait pu prévoir la résurgence de l’adamisme ? Joan W. Scott, enfin,  invitée d’honneur des Journées suisses d’histoire, pour qui le genre est constitutif des relations de pouvoir. Être homme ou femme, pour elle, n’est pas non plus un donné, mais s’inscrit dans une alchimie à deux pôles : maîtrise et servitude. Comme l’a montré Roger Scruton, toute la pensée française a été fascinée par cette alchimie à partir des mystérieux séminaires d’Alexandre Kojève à Paris dans les années trente. Pourquoi cette fascination, productrice d’égarés, s’est-elle développée au-delà de la France, jusqu’aux États-Unis et maintenant en Suisse ? Peut-être parce que chez nous, on aime la propreté. Éboueurs et éboueuses, nous adorons !

Jan Marejko, 21 juin 2016

1.Je n’ai pas lu tous les livres d’Alain de Benoist et il est possible qu’il parle du gnosticisme dans l’un d’entre eux. Si tel est le cas, qu’il me pardonne !

 

11 commentaires

  1. Posté par Michel Mottet le

    S’il est une affirmation qui est répétée à satiété dans toutes les bibles, qu’elles soient dénommées hébraïque, Septante, Vulgate et leurs traductions en toutes les langues, c’est bien celle qui dit que Dieu est le Créateur du ciel et de la terre. Ce n’est pas se livrer à l’idolâtrie, pour tout homme doué d’intelligence, que d’essayer de comprendre les lois établies par le Créateur qui font fonctionner cette gigantesque mécanique de façon immuable et parfaite. C’est ce que firent les savants qui ont permis au pape Grégoire XIII d’imposer au monde le calendrier grégorien, œuvre scientifique d’autant plus remarquable qu’ils ne disposaient pas des moyens sophistiqués à notre disposition notamment par nos calculatrices électroniques. Les idoles actuelles sont comme les anciennes, de chair et de matière : le sexe et l’argent.

  2. Posté par Abbé ARBEZ le

    Ces phénomènes de sanctuarisation de réalités profanes se multiplient à l’infini! C’est précisément ce que la Bible hébraïque désigne sous l’appellation « idole », le fait que les humains sacralisent ou divinisent des réalités ou des concepts qui ne le méritent pas. Pour leur plus grand malheur, puisque le meilleur garant de leur liberté: Dieu, a été « remplacé ».

  3. Posté par Renaud le

    Je n’ai rien compris à ce que dit Michel Mottet mais il me semble que la mobilité ou la fixité de la terre dépend du référentiel. Si le référentiel est la terre, elle est immobile et le restant de l’univers danse autour d’elle.

  4. Posté par Michel Mottet le

    Il y a belle lurette que j’ai démontré que les satellites « géostationnaires » – qui ne sont envisageables que dans la théorie de Copernic – étaient non seulement une gigantesque erreur dans leur conception intellectuelle, mais un mensonge éhonté. En effet, pour qu’un tel engin puisse tourner dans l’espace à la même vitesse que la terre autour de son axe, il faut de nécessité absolue qu’il soit totalement libéré de l’attraction terrestre. Mais comme la terre dans cette théorie se déplace a environ 100000 kilomètres à l’heure, il est donc de nécessité non moins absolue que le l’engin dit géostationnaire puisse la suivre et pour cela il faut qu’il soit totalement soumis à la même attraction. Ceci ne relève pas de l’ironie mais de la logique. Tous les satellites qui tournent autour de la terre sont d’ailleurs calculés sur la base d’une terre immobile et stable.
    Ces questions sont traitées dans différents textes parus dans le site ci-joint :
    http://www.sentinelleducontinent.com/#!idb=20175495&idpnl=ad&idart=128027&pg2=0&anc=BlogDetail20175495

  5. Posté par Oberson Vincent le

    J’espère que Michel Mottet ironise…. ?

  6. Posté par Michel Mottet le

    « Pourquoi la modernité est-elle si séduite par le Jardin des Jouissances ? En dehors de l’éternelle tentation gnostique, il y a aussi la blessure narcissique telle qu’elle est présentée par Freud. Pour le père de la psychanalyse, l’humanité aurait été blessée dans son orgueil par le système héliocentrique de Copernic. Nous occupions le centre du monde et paf, nous cessons de l’occuper pour devenir une planète comme des millions d’autres. La terre n’est plus qu’une chose parmi des choses. Très humiliant, mais il faut l’accepter, disent les Modernes. Ce que Freud nous invite à faire ! D’autant plus que cela lui permet de se hisser lui-même dans le panthéon des éboueurs et de se placer à côté de Copernic et de Darwin, ses potes dans le dégommage de tout l’héritage judéo-chrétien. Cet héritage, pour eux, c’est de la boue et donc, il faut nettoyer. »
    Tout homme doué d’une intelligence capable de comprendre les lois fondamentales de la géométrie constate qu’il est toujours midi en même temps pour tout le méridien-origine qu’il soit placé à Greenwich, Paris ou Tokyo ou dans son appartement. Et il en est ainsi toute l’année et toutes les années depuis la création du soleil qui règle le temps. L’intelligence prouve donc que la terre est et ne peut être qu’immobile, car dans la théorie de Copernic midi se produirait exactement en même temps pour tout un méridien que deux fois par année, c’est-à-dire aux solstices d’été et d’hiver, seul moment où le plan du méridien coupe à angle droit le plan contenant le soleil. La théorie de Copernic est donc fausse, puisque dans celle-ci midi devient une variable toute l’année pour le même méridien. Mais ce n’est pas celui-ci qui est responsable de l’adoption de cette erreur comme dogme scientifique, mais Galilée. Difficile de croire que Galilée ne connaissait pas les règles de la géométrie. On peut donc légitiment déduire que c’est en toute volonté qu’il a monté toute cette kabbale pour la destruction de la logique par le mensonge devenant vérité scientifique.

  7. Posté par Renaud le

    @ Laurent : Jünger, mais Jung aurait pu le dire. L’humanisme sans Dieu c’est le règne des démons.

  8. Posté par Laurent le

    @Marejko et, pour renchérir, Ernst Jung disait que « sur les autels abandonnés gisent des démons »….

  9. Posté par Renaud le

    @ Jan : Oui et je suis heureux que quelqu’un d’aussi bienveillant que vous s’oppose avec constance à l’Empire du Bien. On ne sent chez vous ni ressentiment ni intérêt de classe mais la quête de la vérité.
    Malheureusement, le mensonge de civilisation devenant énorme certains trouvent là une justification pour déchainer leur haine, leur violence, qu’ils soient islamistes ou fachos.

  10. Posté par Marejko le

    @ Renaud. Chesterton disait que le monde moderne est plein d’idées chrétiennes devenues folles. Je crois que vous et moi, cher Renaud, sommes d’accord sur ce point. Et d’autres…

  11. Posté par Renaud le

    C’est tout à fait comme ça qu’il faut traiter la modernité, ou post modernité : une religion.
    D’ailleurs Attali parle de sanctuariser le progrès.
    Le progrès de quoi? De la satisfaction sans limite des pulsions.
    Cette religion qu’il devient de plus en plus risqué d’apostasier est une anti religion car elle divise au lieu de relier.
    La division se produit en supprimant tous les corps intermédiaires qui avaient pour rôle d’amortir la violence : la famille, la nation et bien sûr la religion authentique que le Progrès entend réduire à un folklore et un lobby.

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