La parole, Estelle Balet et nous

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

Les protestants se réveillent à Genève. Dans le temple de la Fusterie, ils organisent débats, vernissages et concerts. Samedi dernier ils avaient invité Philippe Breton, professeur à l’Université de Strasbourg et Directeur de l’observatoire de la vie politique en Alsace. Il nous a parlé de la… parole.

Il a introduit son sujet en observant qu’on ne peut pas définir la parole car on ne peut pas sortir de la parole, la mettre à distance pour la voir et dire ce qu’elle est. On ne peut pas la mettre à distance parce que pour dire ce qu’elle est, nous devons… parler. C’est comme si l’on voulait dire ce qu’est le free ride tout en dévalant une pente neigeuse. On est si absorbé qu’on ne peut, en même temps, dire ce qu’on fait. Seul un observateur extérieur au free rider peut le dire. Or avec la parole, il n’y a même pas un observateur extérieur.

Les animaux n’ont pas de parole mais communiquent mieux que nous, pris qu’ils sont dans un réseau de signes auxquels ils réagissent immédiatement : dangers divers, proies à chasser pour les besoins de nourriture ou de reproduction. Les animaux sont des vivants parfaitement intégrés dans le monde. C’est pour ça qu’ils ne parlent pas, les bienheureux ! Un être parfaitement intégré ne peut pas avoir quelque chose à dire. Il faut donc distinguer entre parole et communication. Comment ?

La parole arrache à la réalité. Lorsque les Aborigènes furent découverts en Australie, une culture vieille de 60.000 ans apparut aux yeux des colons et des explorateurs. La parole y était présente et, comme l’a précisé Philippe Breton, elle renvoyait à des abstractions. Loin de mettre en contact avec la réalité, comme le langage animal, elle en éloignait. Sartre dirait que pour les Aborigènes l’essence précédait l’existence au point que celle-ci s’évanouissait derrière elle. Devrions-nous dès lors clamer avec ce philosophe que l’existence devrait précéder l’essence ? Certainement pas !

La forme primitive de la parole qu'on découvre chez les Aborigènes est riche d’enseignements, notamment celui-ci : la parole met en contact avec un au-delà du réel. Une abstraction, en effet, c’est la saisie du concept de chien sans se rapporter à un chien en particulier. Les chiens sont gros, ou petits, gentils ou méchants. Le concept de chien n’est rien de tout cela. Il est tous les chiens à la fois et aucun d’entre eux. Les aborigènes, par leur parole, vivaient dans des concepts. Ils étaient  hors du réel.

Mais pouvons-nous dire qu’un homme est dans ou hors du réel ? La réponse est simple : jamais ! Pour dire que quelqu’un est hors du réel, je dois à la fois voir le réel d’une part, un homme d’autre part. C’est impossible ! Certes, je peux sentir qu’il y a des esprits hors-sol, comme on dit, mais je ne peux surplomber à la fois le réel et un individu (ou un peuple) et déclarer avec une autorité indiscutable que tel est dans la réalité, tel autre, non. Si je pouvais le faire, je serais tout-puissant. Si quelqu’un avait pu prouver que l’état-major français était hors du réel en 1940, la France n’aurait pas perdu la guerre. Nous pouvons sentir que nous sommes hors du réel, mais nous ne pouvons pas le voir clairement, encore moins le prouver. Cassandre a été plus clairvoyante que ceux qui la considéraient folle. Estelle Balet était hors du réel pour n’avoir pas vu qu’une avalanche menaçait mais il n’y avait personne pour le lui dire, parce que personne n’aurait pu voir la réalité de la pente neigeuse sur laquelle elle surfait. Seul un visionnaire au regard capable de percer une croûte de glace pour dire si elle est dangereuse ou non, aurait pu l’avertir. Mais un tel visionnaire m’existe pas, ni pour elle, ni pour nous. Nous sommes tous dans la même situation qu’elle. Personne ne connaît l’heure de sa mort, parce que personne ne peut surplomber à la fois le réel et la place que nous occupons en lui.

Que se passe-t-il donc lorsque je parle ou que j’écoute ? Suis-je, avec mon interlocuteur, dans un autre monde ? Nos paroles nous arrachent-elles au réel ?

Pas complètement. Je peux en effet provoquer un va-et-vient entre mes concepts et ce qui y entre mal. Cet animal étrange là-bas est-il vraiment un chien ? Oui et non ! Je commence alors à penser comme nous l’a appris Aristote. De sorte que quand je pense, je ne suis ni dans le réel ni hors de lui (comme un Aborigène avec ses abstractions).

Est-ce seulement à ça que sert la parole ? A me faire osciller entre le « réel » et des abstractions ?

Avec la parole je suis à mi-chemin entre la nature et la surnature . Placé ainsi, je peux soit essayer de mieux voir la nature, comme Aristote, ou alors ce qui est au-delà de la nature, comme Platon qui nous invitait à entrer dans le royaume des idées. Pour ce disciple de Socrate, les idées n’étaient pas du tout des abstractions. Un poète nous met-il en contact avec des abstractions ? En aucune manière. Il ne nous met pas non plus en contact avec le réel. Alors, avec quoi ?

Dans son poème « A une passante », Baudelaire me met en présence d’une femme qui m’émeut plus que toutes les femmes que je croise dans la rue. Il m’arrache à la banalité du quotidien comme pour me faire entrer dans un château enchanté. En même temps, il enchante mon quotidien, magnifie mystérieusement toutes les femmes que je croise. Que se passe-t-il ?

Personne ne peut répondre, pas même Philippe Breton. Sa conférence était belle et profonde parce qu’elle nous faisait percevoir le mystère de la parole sans prétendre l’expliquer. Lorsque je lui demandai ce qu’il pensait de cette déclaration de saint Jean pour qui « au commencement était la parole » il répondit simplement qu’avec le Christ quelque chose s’est passé.

La modestie de cette réponse m’a frappé. Êtres parlants, nous ne sommes ni dans le réel, ni dans l’au-delà du réel. Position inconfortable mais noble aussi. Nous avons une histoire, une existence, un destin. On dit que les anges nous envient parce qu’ils ne sont que ce qu’ils sont. On les comprend.

Jan Marejko, 28 avril 2016

Un commentaire

  1. Posté par yvanovitch y le

    Tout en lisant je pensais que j’allais répondre, comme une évidence, par St-Jean… seulement vous avez tronqué le passage, alors je complète « au commencement était la Parole, la Parole était Dieu » « Et la Parole a été faite chair, et elle a habité parmi nous… » …ne vous en déplaise respectons que la Parole (Christ) venait de Dieu… son autorité est absolue !

Et vous, qu'en pensez vous ?

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