Affaire Giroud (suite). « Les effets pervers de la transparence… »

Pourquoi Dominique Giroud s’est-il opposé à la publication de cette ordonnance de classement ?

Il y a quelques semaines, l’Académie suisse de la magistrature de l’Université de Neuchâtel m’a invité à donner une conférence dans le cadre d’une formation post-grade portant précisément sur la publicité des décisions de justice. Les participants étaient tous des juristes chevronnés. Je leur ai demandé s’ils pensaient qu’une ordonnance de classement étaient destinée à être rendue publique. L’écrasante majorité pensait – à tort – que non. Cette opinion très répandue était partagée par Dominique Giroud. Cet aspect a été déterminant dans la décision de ne pas recourir contre une décision pourtant imparfaite. Si Dominique Giroud avait pensé que son ordonnance serait publiée, il aurait dû faire recours parce que, sur plusieurs points, cette décision est insatisfaisante ou ne correspond pas à la réalité des faits. Il a d’ailleurs exprimé officiellement son désaccord sur ces points dans un courrier au Ministère public vaudois daté du 28 novembre 2014.

 

Si cette ordonnance est imparfaite, comme vous dites, pourquoi Dominique Giroud ne s’y est-il pas opposé ?

L’argument essentiel est qu’après de nombreuses années de procédure, toutes les accusations portées contre lui étaient reconnues comme fausses. Ensuite, il faut savoir qu’une ordonnance de classement ne peut pas être modifiée sur le fond. On ne peut pas s’opposer à tel ou tel point de la motivation et accepter le reste. Seuls les frais auraient pu être contestés. Nous savions que si Dominique Giroud faisait recours, cela aurait prolongé la procédure et donc immanquablement aussi le « lynchage médiatique auquel il a eu droit ». Cette expression n’est pas de moi, elle a été utilisée par le Département fédéral des finances. Faire recours, c’était devoir supporter pendant encore des mois ou des années que les médias écrivent que Dominique Giroud avait mis du Fendant dans du St-Saphorin. Car c’est devenu une réalité : bien des médias se moquent de la présomption d’innocence. De décembre 2013 au classement de l’affaire en novembre 2014, mon client n’a pas été soupçonné d’avoir mis du Fendant dans du St-Saphorin ; pour la quasi-totalité des journalistes qui ont suivi le dossier, c’était devenu un fait: Dominique Giroud avait mis du Fendant dans du St-Saphorin. Or, c’est faux.

 

Vous auriez pu réagir.

Nous sommes intervenus à plusieurs reprises pour faire corriger dans les journaux des affirmations qui ne faisaient plus de différence entre soupçon et culpabilité. Mais cette confusion continuelle a eu des conséquences humaines et financières catastrophiques pour Dominique Giroud. Aujourd’hui, il estime à plus de 50 millions de francs les dégâts commerciaux subis. En novembre 2014, nous étions encore au milieu de cet emballement médiatique sans précédent, et il fallait que ça s’arrête. Dominique Giroud a donc accepté les défauts d’une ordonnance imparfaite parce qu’elle lui permettait enfin de prouver qu’on l’avait faussement accusé d’avoir mis du Fendant dans du St-Saphorin.

 

L’emballement médiatique dont vous parlez s’est aussitôt arrêté.

Il s’est progressivement arrêté. Ses conséquences, en revanche, se font encore sentir et ne disparaîtront peut-être jamais. Je suis stupéfait de constater que toutes les personnes, sans exception, qui me parlent de Dominique Giroud évoquent sa culpabilité et sont convaincues qu’il a été condamné pour avoir trafiqué ses vins. Les dégâts pour sa réputation sont tellement profonds qu’il est devenu pratiquement impossible de faire accepter à l’opinion publique que Dominique Giroud n’a jamais été condamné pour ses pratiques œnologiques.

 

Les journalistes ne pouvaient pas vérifier, puisque l’ordonnance n’était pas publique. Il fallait vous croire sur parole.

Dans notre communiqué de presse sur l’ordonnance de classement, nous avons écrit que Dominique Giroud avait été «acquitté» et «innocenté». Il fallait bien trouver des mots pour exprimer en langage commun la signification d’un classement. Certains journalistes s’en sont offusqués en nous expliquant qu’on ne pouvait être «acquitté» ou «innocenté» que par un tribunal et pas par une ordonnance. Qu’une ordonnance de classement avait moins de valeur qu’un acquittement rendu en bonne et due forme par un tribunal. Comme si Dominique Giroud avait en fait profité du doute plutôt que d’une levée complète de tous les soupçons pesant sur lui. En réalité, juridiquement parlant, un classement a une valeur beaucoup plus élevée qu’un acquittement. Pour qu’il y ait acquittement, il faut qu’il y ait procès. Pour qu’il y ait procès, il faut que le procureur arrive à la conclusion que les éléments à charge sont suffisamment concrets pour qu’un procès se justifie. Dans le cas d’un classement, la machine judiciaire s’arrête parce que, précisément, les éléments à charge ne justifient pas un procès. Pour la personne soupçonnée, obtenir un classement vaut donc beaucoup mieux qu’un acquittement.

 

Vous pensez vraiment qu’il s’agit d’ignorance ou de mauvaise foi?

Oui. Je vous donne un autre exemple. Dans ce même communiqué, pour prouver que ce que nous disions était vrai, nous avons cité cette phrase tirée de l’ordonnance : «Les 100'000 bouteilles de St-Saphorin avaient un contenu conforme à la législation applicable.» Nous l’avons publiée sous le contrôle implicite du procureur, qui serait évidemment intervenu publiquement pour nous corriger si nous avions faussement cité sa décision. Un journaliste de la RTS a pourtant pensé que Dominique Giroud l’avait inventée, que c’était un faux. Il a contacté le procureur pour vérifier. Tout en gardant le silence sur le contenu de l’ordonnance, le procureur a confirmé. L’affaire aurait pu et dû en rester là. Mais non. Le journaliste s’est bien gardé de parler de cette confirmation. Et les spéculations ont repris de plus belle.

 

Vous n’avez eu affaire qu’à la RTS dans cet épisode ?

Non. Certains journalistes d’autres médias ont fait valoir que l’affaire pouvait avoir été classée non parce que Giroud était innocent, mais faute de preuves suffisantes. Ou parce qu’une autre procédure était ouverte. Ou pour vice de forme, ou en raison de la prescription, etc. Nous leur avons expliqué que ce n’était pas le cas. Nous leur avons dit que l’affaire du St-Saphorin avait été classée parce que le procureur, au terme d’une longue et minutieuse enquête dans la comptabilité viticole de Dominique Giroud, était parvenu à la certitude que le St-Saphorin était conforme à la législation.

 

Tout cela ne serait pas arrivé si le contenu de l’ordonnance avait été rendu publique.

Si. L’attitude systématiquement malveillante de plusieurs journalistes à l’égard de Dominique Giroud est un fait. Même après que le Procureur général, dans une interview dont nous contestons la légitimité, eut confirmé ce que nous avions dit aux médias sur le St-Saphorin, certains journalistes ont continué à soupçonner à tort Dominique Giroud d’avoir mis du Fendant dans son St-Saphorin. C’est l’une des principales raisons de son opposition à la publication de cette ordonnance de classement. Nous avions de sérieuses raisons de penser que la plupart des journalistes concernés refuseraient de la considérer pour ce qu’elle est – elle innocente Giroud – et trouveraient au contraire le moyen d’en pervertir le sens jusqu’à l’absurde pour y trouver de nouveaux indices de culpabilité.

 

En quoi cette ordonnance qui le disculpe lui déplaît néanmoins ? On a quand même l’impression qu’il y a d’autres raisons que la malveillance de certains journalistes.

Une autre raison est le respect de sa sphère privée et de celle des personnes physiques et morales qui sont citées dans l’ordonnance. Si Dominique Giroud se bat et s’est battu – dans certains dossiers jusqu’au Tribunal fédéral – pour faire respecter sa propre sphère privée, ce n’est pas pour violer celle des autres. Dominique Giroud a donc fait tout ce qui était en son pouvoir pour éviter que ces personnes ne voient leur nom étalé dans les médias.

 

Ce risque est faible, puisque la pratique courante est de caviarder les noms de tiers.

Quelle hypocrisie. Pour n’importe quel journaliste stagiaire, retrouver ces noms sera un jeu d’enfant. Et je n’ai pas besoin de vous remémorer le couac monumental de Dick Marty qui a publié son ordonnance de classement en Valais en utilisant une technologie de caviardage qui n’a pas résisté cinq minutes à la curiosité des journalistes. Lesquels sont ainsi parvenus à prendre connaissance de paragraphes entiers violant la sphère privée de Dominique Giroud.

 

Il y a encore d’autres raisons ?

Le procureur en charge du dossier a écrit dans son ordonnance de classement que Dominique Giroud avait utilisé «abusivement», de manière « illicite » la raison sociale d’un tiers. Ce point est le plus problématique. On ne peut pas classer et condamner en même temps. Surtout : c’est faux. Dominique Giroud n’aurait jamais été assez idiot pour utiliser une raison sociale sans le consentement de son propriétaire, alors qu’il suffit de deux ou trois milles francs devant un notaire pour créer une nouvelle Sàrl. C’est totalement absurde. Le vigneron à l’origine de toute l’affaire l’a lui-même reconnu dans le courrier par lequel il a retiré sa plainte. Par la voix de son avocat, il dit que Dominique Giroud n’a eu «ni l’intention ni conscience de porter préjudice» à sa société. Un procureur ne peut pas qualifier d’« illicites » des faits qui n’ont pas été instruits puisque la plainte a été retirée et que la prétendue victime a versé au dossier un courrier dans lequel elle dit qu’il n’y a eu aucun problème. Mais le mal est fait. L’utilisation prétendument abusive d’une raison sociale est désormais mentionnée noir sur blanc dans cette ordonnance.

 

Pourquoi s’opposer jusqu’au bout à la publication, puisque le mal est fait ?

C’est tout le paradoxe de la situation : le mal est fait et l’ordonnance qui aurait dû aider à le réparer ne peut en fait que l’aggraver. Cela démontre une fois de plus que les tribunaux de la justice ordinaire ne fonctionnent pas selon les mêmes règles que le tribunal de l’opinion publique. Dominique Giroud a été soupçonné publiquement mais à tort d’avoir mélangé du Fendant et du St-Saphorin, ce qui est terrible pour un homme du métier. En publiant cette ordonnance de classement, on règle le problème devant la justice, mais on jette de l’huile sur le feu déjà incandescent de l’opinion publique. Au lieu de mettre un terme à la rumeur tenace de culpabilité, le document va donner à certains journalistes une nouvelle occasion d’accabler leur cible. Ils reparleront certainement du montant des frais de justice mis à sa charge, qui avait déjà été évoqué par le procureur général. Avec beaucoup de succès dans les comptes rendus du lendemain. Beaucoup plus que le fait qu’il n’y avait pas eu de Fendant dans le St-Saphorin, élément relégué au second plan. Le Matin Dimanche, qui avait publié l’interview, avait d’ailleurs titré:  «Giroud est sanctionné pour son comportement illicite». Il est difficile de ne pas se dire qu’il s’agit de haine, de pure volonté de nuire et de détruire.

 

Si les frais de justice sont mis à la charge de la personne acquittée, c’est bien que la justice a quand même quelque chose à lui reprocher. Il est légitime que les journalistes s’en préoccupent.

Contrairement à ce qui a été affirmé dans certains médias, les frais de justice n’ont pas été mis à sa charge en raison d’un défaut de collaboration. Ce point a été contredit par le Ministère public vaudois lui-même, qui a indiqué au Département fédéral des finances que « Dominique Giroud n’a pas particulièrement entravé l’enquête ou commis des actes incorrects », ce qui a été repris dans une décision rendue par ce département. Dominique Giroud pourrait répondre à toutes les questions en lien avec cette ordonnance. Documents à l’appui, il pourrait expliquer pourquoi il la trouve imparfaite et pourquoi il en réfute certaines conclusions secondaires. Mais donner ces explications, ce serait se replonger dans une procédure qui s’est étalée sur cinq années. Il faut bien comprendre que cette ordonnance résume en quelques pages cinq années de procédure. Donc cinq années remplies de courriers, de mesures d’enquête, de rapports de police et de procès-verbaux pour un dossier de plusieurs centaines de pages. Dominique Giroud ne veut pas ouvrir cette boîte de Pandore. Il sait très bien que ce serait mettre la main dans un engrenage sans fin. Chacune de ses réponses ne ferait que susciter une nouvelle question. Chaque pièce produite se retournerait contre lui, hors contexte, servant à alimenter de nouveaux soupçons. On attend de lui de la transparence, mais c’est à un jeu de dupes qu’on l’invite. Il ne veut pas, ou plus s’y prêter.

 

La publicité des décisions de justice doit permettre aux médias de vérifier le bon fonctionnement de la justice. Que personne n’a bénéficié d’un traitement de faveur par exemple. Ou que personne n’a été injustement sanctionné.

Je comprends cela parfaitement. J’y souscris sur le principe. Il y a toutefois, dans certains cas, des pesées d’intérêts : la transparence de la justice ne doit pas empiéter sur la protection de la sphère privée. En l’occurrence, l’intérêt public est déjà servi par les informations aujourd’hui disponibles. Dominique Giroud a été accusé publiquement pendant plus d’une année d’avoir mis du Fendant dans son St-Saphorin. Or, l’extrait que nous avions cité de l’ordonnance, dont l’authenticité avait été officiellement confirmée, permettait de lever tous les doutes. L’intérêt public était servi.

 

Il semble normal que Giroud donne l’impression d’avoir encore quelque chose à cacher s’il s’oppose à la publication de l’ordonnance.

Dominique Giroud n’a plus rien à cacher. Tout le monde sait aujourd’hui qu’il a commis une irrégularité fiscale. Il a reconnu sa faute. Il a dit publiquement que c’était inacceptable. Il a exprimé ses regrets et il a déclaré qu’il rembourserait les montants soustraits. Cette infraction lui a valu une double condamnation, celle de la justice et celle de l’opinion publique. Ce qu’il n’accepte pas, c’est d’être accusé à tort pour des erreurs qu’il n’a pas commises. Il n’a pas trafiqué son vin. Il n’a jamais été condamné par aucun tribunal pour ses pratiques œnologiques. L’ordonnance de classement du Ministère public vaudois entérine cet état de fait. La justice a fait son travail. Dominique Giroud n’a donc rien à craindre, sur le fond, de la publication de ce document qui ne révèle rien de nouveau. En revanche, il a tout à craindre de l’utilisation qui en sera faite par certains médias qui ne se seront peut-être pas encore lassés de leur acharnement.

Source:  Agefi.com et Comina Marc,  Extraits, 25 avril 2016

Un commentaire

  1. Posté par P. Monnard le

    C’est donc à des « journalistes systématiquement malveillants » que nous sommes censés confier la tâche de nous informer.

    Ce n’est pas uniquement le caractère nuisible d’un individu qui ressort d’une telle affaire, mais bien celui d’une organisation entière, la RTS en l’occurrence.

Et vous, qu'en pensez vous ?

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