Anges et démons : amour et haine

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

 

Othmar : je hais les socialistes. Ada Marra en Suisse et Caroline Fourest en France.

Raphaël : eh bien moi, je hais la droite. Freysinger en Suisse et Marine Le Pen en France.

Othmar : donc, pour toi, l’extrême-droite est un parti de démons.

Raphaël : et pour toi, c’est la gauche qui est pleine de démons, non ?

Othmar : oui et je peux prouver que l’action de la gauche a été inspirée par de grands démons : la société sans classe, l’homme nouveau.

Raphaël : Je peux apporter la même preuve pour la droite : l’inégalité, l’antisémitisme, le racisme, de très grands démons.

Othmar : il y a aussi de petits démons à côté des grands. Par exemple, Freysinger est un petit démon.

Raphaël : bien sûr, de même qu’Ada Marra est un petit démon pour toi. Belzebuth a des bataillons à sa disposition.

Salomon : puisque vous parlez de démons, laissez-moi vous dire ce que Carl Gustave Jung pense des anges et des démons.

Othmar : vas-y puisque, comme dit Sun Tzu, il faut connaître son ennemi avant de l’attaquer.

Salomon : anges et démons ne sont que ce qu’ils sont.

Othmar : je te vois venir. Tu vas m’expliquer que les hommes, eux, ne sont pas condamnés à n’être que ce qu’ils sont.

Salomon : exactement ! Comme disait Sartre, les hommes sont des existants.

Raphaël : je n’ai jamais compris ce que ça voulait dire.

Othmar : quel aveu de la part d’un homme de gauche ! Je vais t’expliquer.

Raphaël : j’ai horreur de cette formule qui sous-entend que je suis un idiot qui ne comprend rien à rien.

Othmar : bon, demandons à Salomon de le faire.

Salomon : quand tu vois un homme, tu ne vois pas une chose posée dans l’espace comme une table ou une chaise.

Raphaël : évidemment ! Il a un passé et des rêves.

Salomon : eh bien voilà ! Rien qu’en prenant en compte le passé d’un individu ou l’histoire qu’il est en train de vivre, on voit qu’il n’est ni un ange, ni un démon.

Othmar : tu veux dire que les anges et les démons, eux, sont comme des tables et des chaises.

Salomon : en gros oui. Mais ce n’est pas aussi simple.

Othmar : évidemment, tu compliques toujours tout.

Salomon : l’essentiel est ce que vient de dire Raphaël. Un être humain s’inscrit dans un passé et dans une espérance.

Raphaël : je te vois venir. Tu vas dire que ce passé n’est qu’une longue suite de souffrances et de tragédies.

Salomon : pas seulement, mais de la souffrance, il y a. On ne peut concevoir une existence humaine sans souffrance, celle de Rosa Luxembourg ou Trotski à gauche, celle de Brasillach ou de Pétain à droite.

Raphaël : allons-nous avoir droit à un pieux discours chrétien sur les souffrances des hommes ?

Salomon : pas du tout. Bouddha dit la même chose.

Othmar : puisque vous parlez de tables et de chaises, je vous signale qu’un visage n’est pas une simple portion d’espace. C’est comme un trou dans la plate infinité de l’espace-temps.

Raphaël : un trou noir ?

Othmar : va savoir… En tout cas, voir un visage, c’est voir un temps de souffrances et de joies, comme dit notre bien-aimé Finkielkraut s’appuyant sur Levinas.

Raphaël : bien-aimé Finkielkraut… tu plaisantes, c’est un réactionnaire. Encore pire qu’un bobo !

Othmar : donc un démon !

Raphaël : Même un grand démon, comme tous les réactionnaires.

Othmar : mais si je ne me trompe, Finkielkraut a un visage.

Salomon : donc, il n’est pas un démon !

Raphaël : alors Ada Marra non plus !

Salomon : félicitations ! Vous commencez à comprendre des choses. Dans tous les visages que nous voyons dans la rue ou à la télévision, il faut voir un être qui, peut-être, a souffert ou souffre d’un cancer, d’une blessure dans l’enfance, d’amours malheureuses. Même celui qui a eu la plus heureuse des enfances souffre d’une blessure secrète.

Raphaël : tu vas nous parler du péché originel ! Alors non merci !

Salomon : bon, j’arrête.

Othmar : tu as dit, Salomon, que les anges nous envient. Pourquoi ?

Raphaël : voyons, Othmar ! Comment ne vois-tu pas que les anges nous envient parce que nous pouvons faire quelque chose de notre vie ?

Othmar (avec un rire cynique) : par exemple être des militants en marche vers un monde meilleur ?

Salomon : tu peins tout en noir Othmar ! L’essentiel est que nous sommes libres et pouvons choisir entre le bien et le mal. Les anges et les démons, eux, ne le peuvent pas. Ils sont dans le bien ou alors dans le mal. Il n’y a rien à faire. Ils nous envient notre liberté.

Othmar : eh bien j’espère que les gens de gauche feront usage de leur liberté pour cesser d’être de gauche.

Raphaël : même chose pour les gens de droite.

Salomon : vous voulez les convertir ? Les faire passer de la gauche à la droite ou inversement ?  Il y a mieux à faire.

Raphaël : explique !

Salomon : mais tu n’aimes pas qu’on t’explique !

Raphaël : vas-y pour une fois.

Salomon : c’est très simple. A force de voir des démons ou des anges à gauche ou à droite, on en devient un soi-même.

Othmar : si c’est un ange qu’on devient, c’est pas si mal, non ?

Salomon : Le plus souvent on devient un démon, une sorte de sac de haine qui ne voit plus, dans les êtres qui l’entourent, que des choses tout juste bonnes à être éliminées.

Othmar : d’accord, mais celui qui veut éliminer les autres, il se considère comme un ange, non ?

Raphaël : ça n’arrange rien puisque qui veut faire l’ange fait la bête ou le démon. Les nazis se considéraient pratiquement comme des anges face à des races inférieures. Et ils étaient des démons.

Othmar : les communistes qui purgeaient des populations entières pour faire émerger un homme nouveau étaient aussi des démons qui s’étaient d’abord crus anges.

Raphaël : je n’y comprends plus rien. Tout se mélange avec ces anges qui deviennent des démons et inversement.

Salomon : qu’on soit ange ou démon ne fait pas grande différence. Les deux font de l’autre une chose.

Othmar : et quand on transforme l’autre en une chose jetable ou exterminable, c’est finalement soi-même que l’on transforme en une telle chose. C’est ça que tu veux dire Salomon ?

Salomon : bravo Othmar ! Tu as vu l’essentiel que Sartre n’a pas vu ! En faisant de l’autre une chose, on fait de soi-même une chose.

Raphaël : Sartre je m’en fiche, même si je suis de gauche. Mais redis-moi quand même ce qu’Othmar aurait vu d’essentiel.

Salomon : simple ! Sartre dit que c’est le regard de l’Autre qui fait du Juif, un Juif, du Noir, un Noir.

Othmar : Toute sa vie Sartre nous a bassinés avec sa théorie de la chosification. L’autre qui fait de moi un Juif ou un Noir, c’est l’antisémite, le raciste, bref, un affreux qui torture ou extermine une victime innocente. Or les choses sont loin d’être aussi simples.

Raphaël : c’est toujours compliqué avec toi. D’abord tu brouilles les cartes et ensuite tu la ramènes avec tes petites théories.

Othmar (avec un couinement étouffé) : petites…

Raphaël : bah… remets toi. C’est pas facile tous ces anges, démons, victimes et bourreaux qui tournent dans ma tête. Reprenons. C’est donc le regard « angélique » du nazi qui fait d’un homme un démon juif, le regard « angélique » du communiste qui fait du même homme un démon de la droite.

Othmar : comme le montrent les caricatures antisémites.

Raphaël : ou celles des staliniens qui font d’un homme un ennemi du peuple, une vipère lubrique, un suppôt du capitalisme.

Othmar : chapeau Raphaël ! Tu fais preuve d’un sens critique envers la gauche qui t’honore.

Raphaël (inintelligible grognement de satisfaction) : tu ne crois tout de même pas que je vais cautionner le stalinisme. Pour qui me prends-tu ?

Othmar : pardon Raphaël ! Nous sommes donc d’accord sur le fait que le vingtième siècle a vu des guerres entre anges et démons comme dans l’Apocalypse.

Raphaël : sauf que, si j’ai bien compris ce que vous essayez de m’expliquer dans votre infinie bonté (sourire malicieux) les anges se métamorphosent facilement en démons et les démons tout aussi facilement en anges.

Salomon : celui qui fait d’un autre un démon fait de lui-même un ange. La question n’est pas de savoir si l’on est ange ou démon, mais de n’être ni l’un ni l’autre afin de redevenir un être humain.

Othmar : tu as l’air de sous-entendre que c’est une opération difficile.

Salomon : elle l’est, effectivement.

Raphaël : si nous avons à devenir des êtres humains c’est que nous ne le sommes pas ou plus.

Salomon : je choisis « nous ne le sommes plus », ce qui suggère que nous l’avons été.

Othmar : dans notre enfance ?

Salomon : peut-être !

Raphaël : tant qu’à faire, ne faudrait-il pas voir dans un être humain l’enfant qu’il a été et le vieillard qu’il sera ?

Salomon : ce serait un bon début, à condition de voir aussi en soi-même l’enfant et le vieillard. En tout cas, c’est ainsi qu’on commence un tout petit peu à aimer ses semblables.

Jan Marejko, 27 janvier 2016

6 commentaires

  1. Posté par Renaud le

    Jan, tous les gens de bonne volonté s’étaient endormis et pendant ce temps des malfaisants travaillaient à instaurer le monde rêvé des anges sur terre, autrement dit le Paradis ou le Royaume en termes religieux, car c’est une religion. Il n’y a que le stupide Peillon qui ait vendu la mèche. Une fois de plus dans l’histoire, l’hubris. Toujours la même malfaisance mais toujours sous une nouvelle forme. Toujours plus sophistiquée et mensongère. Est-ce que nous avons affaire à la forme la plus insidieuse possible du mal ou est-ce qu’on peut imaginer pire encore? Suivant la réponse à cette question nous sommes proches de l’apocalypse ou pas. Ou alors nous sommes dans une apocalypse lente.
    Je crois que ce qu’il faut comprendre c’est que le monde rêvé des anges, le Paradis, sont certes la Vérité de ce monde mais que vouloir faire coïncider les deux est l’essence du mal.
    Faire un projet de la Vérité, du Bien, est la pire perversion.

  2. Posté par Pierre-Henri Reymond le

    « Un être humain s’inscrit dans un passé et dans une espérance. » C’est dire à quoi conduit « faire du passé table rase » ! La Genèse le confirme. L’Adam est mâle et femelle. Or le mâle est « celui qui se souvient ». C’est ainsi que son nom le désigne. Souviens-toi d’ù tu es tombé…
    L’endroit où je lisait l’article de Jan Marejko, poétique en diable, est propice à la rêverie. A laisser la pensée se baguenauder dans des chemins de traverse. C’est ainsi qu’elle m’a conduit à la première phrase d’un livre de Mao. « La guerre révolutionnaire en Chine n’est pas comme la guerre révolutionnaire en Patagonie, en Syldavie, en Bordurie… suit une longue liste ! Et j’extrapole audacieusement en disant que ma relation avec untel n’est pas la même qu’avec un vulgaire, un vaniteux, un arrogant ou un puits de science qui ne sait pas lacer ses chaussures. C’est pareil avec les Roms, les Albanais, les Kosovars et les Guinéens. Ces distinctions ne sont pas gouvernées par des théories, elles sont spontanées. Il faut dire que j’évalue toujours les relations après coup.
    J’en ai vécu un exemple cette semaine. La réceptionniste de nuit de l’hôtel est revêche, laide et détestable. Toute occupée à des écritures elle m’a fait connaître que j’étais un cheveu dans sa soupe en lui demandant ma clé. Je suis remonté ! Mais, le lendemain, je constate qu’elle a mémorisé le numéro de ma chambre. Puis je l’observe agir, et lui trouve des qualités, sauf celle de me faire la pote. Mais enfin je révise mon attitude. Et voici qu’hier soir, elle est de nouveau plongée dans ses écritures. Je décide de l’observer en patientant, le temps qu’il faudra. J’y prends goût. Et voici que son regard s’élève, et s’illumine ! Ca vaut un coucher de soleil à Capri ou à Nairobi ! Ce matin je la vois métamorphosée, gracieuse, souriant, pimpante et diligente ! La Chine a changé de couleur ! Et moi aussi ! Et ce sera tout, mais il y en a encore, et des plus étonnantes. J’aurais pu aussi prendre en exemple le nommage des « animaux » par Adam !

  3. Posté par Marejko le

    Oui, Sancenay, l’enfant non né est chosifié (je n’y avais jamais pensé), sauf par la femme qui avorte et pour qui, dans la plupart des cas, c’est une épreuve.

  4. Posté par Sancenay le

    Merci au sage de nous rappeler en ces temps difficile cette constante observable chez tout être humain : à savoir que la frontière entre l’ange et la bête est étroite.
    On peut relever incidemment que le présent « aboutissement » de la révolution anthropologique revendiqué par l’ex Sinistre de l’Injustice, Madame Taubira et auquel Sartre aura , en son temps , abondamment contribué , chosifie totalement l’enfant non né , comme le vieillard ou la malade présumé » en fin de vie « .

  5. Posté par Jan Marejko le

    D’accord avec vous Renaud, mais pour expliquer tout ça rationnellement, c’est la croix et la bannière…

  6. Posté par Renaud le

    Dans les rapports humains directs en face à face la qualification d’autrui de bon ou mauvais (ange ou démon) revient à sa chosification et crée une violence mais si on en déduit qu’il faut évacuer les notions de bien de mal de la société on fait une erreur fatale.
    C’est cette erreur que fait actuellement l’Occident angéliste ou le mal est impensé et où un Bien majuscule totalitaire est visé.
    Les lois, les traditions, les moeurs, la morale et même la civilisation sont une violence mais sans elles c’est la violence barbare qui est déchainée.

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