« Des raisins trop verts ou les déconvenues des migrants » d’Anne Lauwaert (31)

Anne Lauwaert
Ecrivain belge

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Chapitre VI (2)

Séjour en Inde – toucher le fond (suite)

A Calcutta, je vais travailler dans un orphelinat : en tant que physiothérapeute je
dois soigner des enfants handicapés, spastiques ou victimes de la poliomyélite, la
paralysie infantile et surtout enseigner à des jeunes filles autochtones comment
soigner elles-mêmes leurs petits malades. Très vite je me rends compte que ce qu’il faut, c’est d’abord de l’hygiène, ensuite une alimentation équilibrée et
seulement après, quand ces enfants auront la force de se tenir debout, de la
gymnastique. Ce qui manque encore plus que tout le reste c’est une éducation : le
plus tôt possible leur apprendre à lire et à écrire. Le problème ne vient pas du manque d’argent car les donateurs européens sont généreux. Les bénévoles sont
compétents et les jeunes monitrices indigènes sont intelligentes et assoiffées
d’apprendre et de bien faire. Là où le bât blesse c’est auprès des dirigeants locaux
qui sont d’une ignorance désolante et préfèrent payer de grosses jeeps pour leur
usage personnel qu’acheter du lait pour les enfants.
Avant chaque repas les enfants chantent des remerciements à Jésus... mais au
lieu de dire « Thank you Jésus », ils auraient dû chanter « Thank you ONG européennes, thank you organisations caritatives suisses, thank you donateurs de
Genève..."
Je vais être bouleversée... je ne vais pas résister...

Une psychanalyse serait intéressante. D’où nous vient ce besoin d’aller jouer aux
missionnaires dans le Tiers-Monde ? Nous donner bonne conscience en regardant au loin au lieu de regarder autour de nous, chez nous ? En fait c’est le contraire qu’il faudrait faire : nous devrions mettre ces gouvernements devant leurs responsabilités au lieu d’essayer de suppléer à leurs incuries.
Tous les jours leur flanquer sous leur nez des « J’accuse » : autant l’Inde que le
Pakistan ont de l’argent pour construire des bombes atomiques mais pas pour
construire des égouts, organiser la récolte des immondices et les recycler, entretenir des routes et des ponts, écoles, hôpitaux etc.... ils ne fournissent même pas d’eau potable à leurs citoyens...
« Pays émergeants » ?... émergeant de quoi ? Aller sur la lune, lancer des satellites, produire des téléphones portables alors que les enfants sont dévastés par des maladies effrayantes comme la polio parce qu’il n’y a pas assez de vaccins ou la gale parce qu’il n’y a pas assez d’hygiène...
Et tous les autres pays...

Nous sommes incohérents. En Belgique le numerus clausus empêche nos jeunes
d’étudier la médecine. Nous avons un criant déficit de personnel médical, donc nous recrutons dans le Tiers-Monde, mais puisque celui-ci est dans un état
lamentable... on leur envoie des ONG...
Encore si cela arrangeait les choses... Mais même la plus compétente et la plus
gentille infirmière philippine qui ne connaît pas les mentalités, ni la langue quel
contact peut-elle avoir avec une personne âgée dans un home en Flandres ?
Et moi, dans cette ONG qu’ai-je pu faire ?

L’orphelinat dans lequel je travaille est chrétien, j’apprends à mes dépens qu’il
faut bannir toute référence au passé religieux des enfants pour, même ici, éviter
les conflits entre musulmans et hindous. Au moins Jésus peut leur être présenté
comme un ami qui les aime au lieu de divinités effrayantes auxquelles on continue à sacrifier... même des enfants...

Dans ce bidonville mon médaillon-talisman m’aide à communiquer avec ces femmes. Le saree est très élégant mais peu commode car il dégringole tout le temps de partout. Au premier faux pas il glisse le long de mes jambes et je me
trouve en jupon .. si pas en petite culotte... Le saree est typique des femmes hindoues tandis que le shalwar indique les femmes musulmanes, comme en
Europe les femmes musulmanes se singularisent en nouant leur foulard d’une
façon particulière. Je porte systématiquement le shalwar ... Le médaillon plus le
vêtement montrent pour quel bord je prends parti en espérant que cela me permette de mieux communiquer. J’espère que ces femmes, si démunies, auront
assez confiance en nous pour nous apporter leurs enfants à la consultation des
nourrissons, aux vaccinations et aux soins...

C’est aussi dans ce bidonville que je me suis demandé pour quelle raisons les
riches pétro-musulmans financent des mosquées en Europe au lieu de financer
des écoles, cliniques et centres d’aide aux femmes dans les slums de Calcutta qui
en ont plus besoin que nous de mosquées en Occident.

Mon expérience indienne tourne court car après quelque semaines je comprends
que ce que nous y faisons ne sert à rien et que nous n’allons rien pouvoir changer ... Les hindous se résignent à leur triste sort car c’est le destin de leur karma et même, beaucoup souffrir constitue une chance de se racheter, alors pourquoi lutter ? Semblablement, les musulmans acceptent leur triste sort car si leur dieu le veut ainsi, c’est comme ça... Inch’allah demain cela ira mieux...
Dans ces conditions que pouvons-nous faire ?... D’ailleurs, cela ne dure pas longtemps avant que je ne tombe malade... Francesco et ma fille viennent me chercher et nous rentrons ensemble, chez nous... Un coup dans l’eau...une autre bonne intention qui s’en est allée paver l’enfer...

Les religions sont certainement des freins au développement du Tiers-Monde.
Le Karma et la croyance que ce qui nous arrive est la volonté de divinités tient les croyants dans l’apathie. Dans l’Europe chrétienne ce n’est que depuis la
Renaissance, quand la religion a été mise en question, que les sciences ont osé
chercher des réponses.
Bien sûr les abbayes comme celle du Mont Saint Michel ont conservé et transmis
les textes antiques et les moines comme le dominicain Guillaume van Moerbeke
ont traduit les œuvres d’Aristote du grec au latin, mais ce n’est qu’en se libérant
du joug religieux qu’au XVI° Galileo, Bruno ou Vésale commencent à douter, poser des questions, chercher des réponses scientifiques.
La tradition juive est différente car le questionnement en fait partie. Pas étonnante dès lors, la quantité de prix Nobels juifs...

C’est à l’Occident à rester ferme sur ses positions, à avoir de la patience et à aider
les nouveau venus à étudier et comprendre leur histoire et leurs propres cultures.
Fatalement eux aussi vont comprendre que les religions sont « l’opium du peuple ». Qu’elles sont pires que les dictatures car elles exercent le chantage pendant la vie et s’acharnent encore après la mort, pour l’éternité...

C’est à l’Occident d’aider ceux qui luttent pour le progrès dans leurs pays au lieu
de prêter mainforte à ceux qui voudraient maintenir un statu quo obsolète pour
ne pas dire la régression et même les importer dans nos pays.

Qu’est ce qui m’avait convaincue à aller faire la missionnaire ?
Certainement mon éducation catholique... Carême de partage & Co...
Cogner mon nez contre la réalité ne s’est pas fait sans dommages... Pendant deux ans je dois suivre des traitements aux antibiotiques pour me libérer des vers, bactéries, amibes, etc.... Mais en fait je ne m’en suis jamais remise...
Ensuite est venue une décalcification dans ma colonne vertébrale, deux opérations et deux années pratiquement passées au lit, pendant lesquelles je ne
parviens même plus à marcher sans canne...

Un jour, bien plus tard et tout à fait par hasard, je rencontre Sayed... c’est lui qui
me salue... je ne l’aurais pas reconnu car il a de nouveau changé ... il est habillé
impeccablement mais maintenant... il porte la barbe...
Ce jour là il fait beau, nous ne sommes pas loin d’un jardin public, nous allons
nous asseoir sur un banc...
Je lui raconte brièvement ma déconvenue en Inde et mes gros problèmes de
santé...
-« Si je ne suis pas encore passée te saluer, c’est que je ne sais pas où donner de la tête...je n’arrive pas à suivre... je suis débordée... »
-« Je n’habite plus ici... j’habite en Italie maintenant... »
-« Ah bon... et ta femme ?... comment ça s’est passé ? »
-« L’accouchement s’est bien passé... tout s’est bien passé... mais il y a un problème... elle ne veut pas revenir en Italie... elle dit qu’avec les deux petits il
n’est pas possible de voyager ... et puis... ici, elle ne saurait pas faire face à tout
le travail que causent les jumeaux... Là-bas elle est entourée par mes sœurs... »
-« Elle n’est pas revenue du tout ? »
-« Non... moi j’ai fait un saut là-bas pour au moins voir mes fils... peut-être qu’avec les changements politiques, un jour je pourrai retourner chez moi... »
-« Mais alors, si tu vas là-bas tu risques encore d’être arrêté ? »
-« Ben oui... mais j’ai risqué... je voulais voir ma famille, mes enfants... »
-« Mais elle reviendra quand même... »
-« Non, elle a décidé qu’elle reste dans notre maison là-bas... elle m’a même dit
qu’avec les jumeaux elle en a assez, qu’elle ne veut plus de moi comme mari... que je peux prendre une deuxième femme ... qu’elle restera bien entendu la
première femme qui décide, mais que pour le reste je peux en prendre une
deuxième... »
Je suis stupéfaite...
-« Mais tu continues à soigner des patients ? »
-« Oui, j’ai un cabinet de thérapies alternatives, cela marche bien... Je m’implique
de plus en plus dans les œuvres sociales caritatives annexes à notre mosquée... il y a beaucoup à faire avec tous ces immigrés qui sont rejettes dans la misère...
Leur réapprendre leur religion, les aider à trouver des moyens de subsistance... les soigner aussi... »
-« Et tes amis que j’avais rencontrés chez toi ? »
-« Les uns sont retournés au Pakistan... d’autres vont et viennent... ils continuent leur petit business... Un de mes amis est allé se battre aux côtés de nos frères en Afghanistan... on a su qu’il a été tué ... »
-« Quelle histoire mouvementée... que c’est triste... »
-« Allah décide... Non ce n’est pas triste... Allah nous commande d’étendre sa loi sur le monde entier... Quand on accepte sa loi, il faut tout simplement aller jusqu’au bout ...même jusqu’à la mort...»
Sayed est devenu résigné... il est prisonnier de la logique de l’idéologie religieuse
comme s’il avait été happé par un tourbillon dont on ne sort plus...

Une amie a fait partie des Brigades Rouges. Les B.R. suivaient la logique de l’idéologie de la violence dans la lutte des classes... A sa sortie de prison, cette
amie médecin a continué son travail politique et social mais sans la violence. Les
idéologies religieuses ne peuvent-elles pas se débarrasser de la violence ? ou ne
veulent-elles pas s’en débarrasser ? sans la violence elles cessent d’être combattantes. Au moment où un adepte est endoctriné au point de déconnecter son libre arbitre et de confier son cerveau à un commandement extérieur, il devient un instrument malléable qui obéira aux ordres comme s’il était sous
hypnose... Alors que, au contraire, l’éducation à la liberté consiste à poser la
question : « toi qu’en penses-tu avec ta tête ? »
Je retrouve des similitudes entre les raisonnements de mes connaissances brigadistes et islamistes : suivre une idéologie, aveuglément et aller jusqu’au bout...

La petite Rita-Khadidja me fait penser aux hardes de sangliers dans lesquelles la
femelle la plus perspicace, prudente et décidée devient la laie meneuse qui commande et guide la famille mais assume aussi les responsabilités... Avec son
pragmatisme occidental et son éducation à la dure, Khady a de bons atouts dans
son jeu : elle est en passe de devenir la matriarche ... comme Sonia Gandhi avant elle...

Je n’ai plus reçu de nouvelles ni de Sayed, ni de Rita-Khadidja... Je n’ai plus reçu
de nouvelles du Pakistan... ni d’Inde non plus d’ailleurs...

A suivre...

 

 

Et vous, qu'en pensez vous ?

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