« Des raisins trop verts ou les déconvenues des migrants » d’Anne Lauwaert (23)

Anne Lauwaert
Ecrivain belge

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Chapitre IV (6)

A chaque expérience il se rend compte qu’il est « en retard » sur les autres...
Chez lui, dans sa famille, dans son ambiance, il est une personne importante qui jouit de prestige... ici il ne fait pas le poids...il n’est pas capable de faire ce que tout le monde sait faire normalement... Il a l’impression qu’on le traite avec condescendance... pour ne pas dire compassion... ou même pitié... C’est extrêmement frustrant...

Le week-end du 20 juin allait devenir mémorable car notre exercice de répétition allait devenir un « super gros bazar »...
La vallée Onsernone se termine en cul de sac. Quand la route s’arrête au fond de la vallée il y a la montagne, et ensuite en pleine montagne la frontière avec l’Italie et puis encore de la montagne et ensuite, en descendant, il y a la Vallée Vigezzo en Italie.
Un réseau de sentiers relie les deux vallées. Dans le passé c’étaient les sentiers utilisés par les exploitants des alpages et les contrebandiers, maintenant c’est devenu le paradis des promeneurs, mais aussi, hélas le théâtre d’accidents, de personnes égarées, etc.... Donc, quand l’alarme sonne, les secours se mettent en branle dans les deux vallées, des deux côtés de la frontière.
Cette année le but principal de notre week-end d’exercice c’est justement la coordination entre le secours italien et le secours tessinois... Car ce qui est crucial c’est la coordination et le commandement... et ... la communication.
On se souviendra des livres « Bravo Two Zero » de Andy McNab et « The One that Got Away » de Chris Ryan qui racontent comment leur patrouille de soldats britanniques SAS avait été déposée derrières les lignes ennemies en territoire irakien et comment ils avaient été abandonnés à eux-mêmes simplement parce que les fréquences radio de leurs émetteurs ne correspondaient pas avec les fréquences utilisées par l’armée américaine... et comment plusieurs d’entre eux y
laissèrent leur vie...

Pour cet exercice nous avons même, super honneur, la présence d’une délégation de la Guardia di Finanza du Passo Rolle qui sont les célèbres topgun du secours des Dolomites ...
Le premier jour consiste en cours théoriques mais le deuxième jour, pour la pratique, c’est la grande mise en scène... des promeneurs se sont perdus là-haut... il faut aller les chercher, récupérer les blessés, etc....
Karim et moi montons à pieds à l’alpage qui sert de base d’appui des opérations, puis il accompagne un groupe, je rejoins le mien... Le temps est dégueulasse, il y a du brouillard puis il pleut, il fait froid... on est trempés... mais à la guerre comme à la guerre, nous savons que pendant ce temps des cuisiniers sont en train de nous préparer un banquet dans le refuge qui se trouve sur l’alpage Arena...

Une des caractéristiques de la vie dans la vallée c’est la solidarité. La vie en montagne c’est aussi les routes bloquées par la neige, les coupures d’électricité, les accidents, les incendies etc.... Depuis toujours l’adversité lie les gens car il faut faire face. Ainsi les sociétés de chasseurs ou de tireurs, les samaritains, les pompiers, etc. lient les habitants. Lors des incendies de forets toute la population participe, chacun à son niveau, mais personne n’est indifférent D’ailleurs, après avoir fait « le pompier de montagne volontaire » on comprend ce que le péril du feu veut dire... et un jour de pompiers sur le terrain est plus efficace qu’une semaine d’arrosage par hélicoptère... Ces liens entre la population nous garantissent aussi l’intendance... Les spécialistes qui assuraient la polenta ou le risotto pour les fêtes de villages ou le carnaval nous préparaient les repas, les bouteilles d’eau, les thermos de café durant les exercices ou les jours où nous sommes en « opération réelle » de recherche sur le terrain.
Aujourd’hui, aussi en l’honneur de nos invités italiens, le dîner promet d’être de grande classe...

Quand en début d’après midi l’exercice se termine et que nous commençons à descendre vers le refuge je vois au loin notre Karim qui court le long du sentier... et il s’arrête devant les tables où nos cuisiniers ont préparé l’apéritif...
Quand moi aussi j’y arrive, Karim a déjà avalé plusieurs verres de fendant... Ben oui... nous sommes tous fatigués, nous avons tous froid et faim... mais nous savons tous ce que fait un verre de fendant sur un estomac vide ... plusieurs verres... no comment...
Puis, lentement, tout le monde arrive et on commence à s’assoir à l’intérieur, l’odeur de cuisine est exquise... Karim est déjà installé avec d’autres au bout de la salle. Des assiettes énormes circulent avec des montagnes de risotto et des énormes tranches de viande... Je demande ce que c’est que cette viande... du rôti de porc... Zut... du porc... mais... Karim a déjà vidé une assiette et il est en train d’en recevoir une deuxième ... Est-ce le cas de faire un esclandre et de gâcher la fête... de toutes façons... il est trop tard... bon ...
Mes compagnons me disent en riant :
-« Fameux numéro ton copain... bonne fourchette et... il boit presque plus que nous... »
C’est surtout qu’il ne se rend pas compte et il boit le vin rouge comme de la grenadine... mais que faire... somme toute il est adulte, je lui ai expliqué tout cela, au-delà il est responsable de lui-même...

La fête dure jusqu’en fin d’après-midi puis lentement tout le monde commence la descente... Quand nous arrivons au parking où nous avons laissé les voitures notre médecin, qui est particulièrement actif dans notre groupe, nous propose de nous retrouver dans le petit restaurant au bout de la vallée pour un dernier p’tit salut...

Quand nous arrivons au restaurant, là aussi, il y a une odeur irrésistible... ils ont cuisiné des costine c.-à-d. des basses côtes de porc, « travers de porc » en termes exacts, grillés sur le feu de bois. Dans la région, c’est le repas typique de toutes les fêtes...
Personne ne résiste au parfum des costine... et bon, il est déjà 19h... on s’assied et tout le monde prend des costine... Karim également... Quand il reçoit son plat il se jette sur la viande, prend l’os en main et dévore la viande en s’écriant :
-« Quels délicieux poulets ! » et il en reprend...
Depuis qu’il est ici, c’est la première fois que je le vois manger avec un tel appétit et un tel plaisir... et en effet, sans doute aussi pour me taquiner, il ajoute :
-« Je n’ai jamais mangé de la viande aussi bonne... » sous-entendu que moi je ne cuisine pas aussi bien...
Les copains entendent que Karim qualifie les cotes de porc de poulet... tout le monde sait qu’il est musulman... tout le monde croit qu’il blague ... comment pourrait-on confondre des côtes de porc avec des cuisses de poulet...
Alors eux aussi disent au cuisinier :
-« Tu m’apportes encore une assiette de ce poulet ?... »
Et puisque nous sommes tous fatigués, que nous avons tous mangé et bu nous sommes tous gais et la soirée se termine tard et on s’est bien amusé...
Et tout le monde me dit :
-« Ben, dis donc, il est vachement sympa ton petit copain et rigolo avec ça, quel humour et comme il a bien su s’intégrer... »

Début juillet Karim part pour son stage pendant une semaine à la Cabane d’Orny dans le Valais...
La veille de son départ il me dit très sérieusement :
-« J’ai pris de bonnes résolutions : je vais participer à tout ce que font les autres, marcher, grimper sur les rochers, dormir dans les dortoirs, manger, boire...je vais tout essayer... sauf naturellement manger du porc... »
J’ai un choc...
-« Comment ça, sauf manger du porc ? »
-« Le porc, ça je ne pourrais jamais en manger, la seule idée me fait vomir... Un jour il y a un membre d’une expédition qui avait une boîte de viande de porc il ma laissé goûter et j’ai dû courir pour aller vomir, c’est franchement dégueulasse... »
-« Mais enfin Karim tu te fous de ma gueule ou quoi ? »
-« Mais non je t’assure... »
-« Mais enfin tu as dit toi-même que tu n’as jamais mangé de l’aussi bonne viande... Depuis que tu es ici tu n’as pas mangé de l’autre viande que du porc... »
Il devient blême, à vue d’œil... et il devient furieux...
-« Et toi, qui es mon amie, tu m’as laissé manger du porc ? Tu m’as trompé... »
Il s’effondre... alors moi aussi je lui dis ce que je pense :
-« Ecoute Karim, arrêtes ton cirque, quand il s’agit de boire du vin c’est par bouteilles entières et quand on n’est pas à la maison tu siffles nos bouteilles de grappa... Quand tu es arrivé le niveau de cette bouteille était là et maintenant il est là, tu n’as même pas remarqué qu’on a tracé des repères... Quand il s’agit de fumer, tu fumes même dans ton lit... alors s’il te plait arrêtes ton cinéma... et mets une fois tes deux pieds sérieusement et solidement sur la terre ... »

Il se calmera, mais cela a jeté un froid... ce ne sera plus comme avant...
Au début de son séjour j’avais mis à sa disposition un tapis de prière, je lui avais indiqué avec une boussole spéciale, la Qibla, la direction de la Mecque, je lui avais donné un de mes corans en lui expliquant que non ce n’était pas un livre magique mais un livre écrit en arabe que lui ne comprenait pas mais dont il pouvait lire la traduction en anglais... Tout cela ne l’avait pas intéressé...

A suivre...

 

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