« Des raisins trop verts ou les déconvenues des migrants » d’Anne Lauwaert (20)

Anne Lauwaert
Ecrivain belge

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Chapitre IV (3)

A la mi-mars, notre secours en montagne organisa son grand exercice... une énorme avalanche... Cette fois encore cela allait être « le gros bazar »... avec la participation de tous les corps de secours concernés... mais aussi les chiens d’avalanche...
Daniel, un de mes compagnons, et moi-même nous allions être les victimes ensevelies ...
Donc nous partîmes avant les autres pour installer le théâtre des opérations...
Ils creusèrent deux trous dans la neige d’au moins 2m de profondeur, puis on y installa des plaques isolantes ensuite des couvertures thermiques... moi j’étais habillée comme pour aller au K2... je dus me coucher dans le trou qui fut recouvert de planches et puis d’un bon mètre de neige. Daniel, lui aussi, subit le même sort... Nous avions quand même un walkie-talkie pour appeler à l’aide en cas de pépin... sinon silence radio... bien que nous puissions entendre tout ce
qui se passait autour de nous... Bon, nous voilà installés... et nous entendons donner l’alarme... Et alors tout le saint tremblement se met en branle... Les sauveteurs se placent en ligne au bas de l’avalanche « prenez vos distances... » comme à la gymnastique suédoise qui est on ne peut plus militariste... « sortez et vissez vos sondes... »...ce sont de fins tubes qui se vissent bout à bout... « désignez deux guetteurs » qui doivent se mettre en haut de l’avalanche pour observer et avertir si jamais il y a une nouvelle coulée de neige, etc.... le tout, dans les règles de l’art... On le sait : les Suisses, c’est lent mais efficace...Et moi pendant ce temps dans mon trou... sacre bleu... ça dure... et malgré ma super doudoune... fait pas chaud...
J’écoute ce qui se passe dehors... Progressivement je commence à avoir vraiment froid... et puis très étonnant : à partir de mon plexus solaire, des ondes de froid commencent à se propager dans tout mon corps comme quand on jette un caillou dans une mare... olala mais c’est que je commence vraiment à avoir sacrément froid... Pendant ce temps j’entends la progression des sauveteurs...
« Les maîtres-chiens préparez-vous... » ... Je ne vais tout de même pas appeler au secours maintenant et gâcher tout l’exercice... mais je ne suis pas sûre que « ma tête ne s’en va pas... »
« Silence complet ! Maîtres-chiens, lâchez vos chiens... » Et alors c’est un silence de mort... Ca dure un bon moment...
Et puis, tout d’un coup : deux pattes sautent au-dessus de moi, se mettent à gratter la neige avec une énergie folle et puis smak ! : le nez du chien en pleine figure et des léchages chauds et rugueux et enthousiastes ... tout de suite freinés par le maître-chien...
« Bravo Riki, bravo... vai... » et Riki repart chercher d’autres victimes...
Le maître-chien plante un fanion pour signaler mon emplacement, puis lui aussi continue la recherche plus haut... D’autres secouristes arrivent avec des pelles... ils me dégagent et me portent au pied de l’avalanche où m’attend une ambulance qui me conduit à l’hôpital de campagne où je suis réceptionnée par des infirmières...
Je suis transie... je tremble de tous mes membres, je ne sens plus mes pieds...
La petite infirmière qui n’a certainement jamais vu de godasses de montagne me demande
-« Ca va ? vous voulez une tasse de thé ?... »
Malgré mes lèvres tremblantes je parviens à articuler...
-« Mes pieds... défaites mes godasses... réchauffez mes pieds... » je n’y arrive pas moi-même parce que je suis saucissonnée dans des couvertures...
Je dois répéter... finalement, du bout des doigts, elle m’enlève mes godasses... et se décide à me frictionner les orteils...

Quelques heures plus tard... pendant le « débriefing » ...
-« Quelqu’un a-t-il une expérience à communiquer ? »
Alors il y a ma petite connasse d’infirmière qui lève la main...
-« Il y a des patients qui ont très bien joué leur rôle ... comme madame là-bas...j’ai cru qu’elle avait vraiment froid... »

Et quelque temps plus tard au siège du Club Alpin je raconte mes sensations à des copains. Quelqu’un que je n’ai jamais vu me dit :
-« C’est parce que vous n’avez pas l’habitude d’aller en montagne... »

Vous avez dit « froid » ? Expérience à conseiller aux fanas du hors piste... n’est-ce pas Prince Johan Friso van Oranje –Nassau van Amsberg...
Je sais ce que signifie, autour de la table, cette chaise vide... pour toujours...
Quand il s’agit d’accident, le Secours en Montagne se donne corps et âme, mais quand il s’agit d’imprudence... quelle colère !

Encore maintenant, quand Daniel et moi nous nous rencontrons, nous finissons toujours par nous dire :
-« Tu te souviens du coup de l’avalanche... ? »...

Mi-avril il y eut un cours de répétition mais cette fois le sauvetage du point de vue médical.

Enfin, le 6 mai, Karim devait arriver... Dès qu’il était à l’aéroport de Agno il devait me téléphoner et je serais allée le chercher...

Le temps passe... en début d’après-midi le téléphone sonne...
-« Hello, je suis là mais tu dois venir me prendre parce que je ne sais pas où est ta maison... »
-« Où es-tu ? »
-« Mais chez toi... sur la place... devant le bureau postal... »
Quand j’arrive Karim m’attend, il est en grande discussion avec le chauffeur d’un taxi qui me dit:
-« Dites donc... votre copain, il ne se mouche pas du pied... Il s’est installé dans mon taxi et il m’a donné un papier avec votre adresse... Quand j’ai vu où c’était je lui ai dit <vous êtes sûr ? 50 km en taxi ça va vous coûter autant...> et il m’a simplement répondu <ça fait rien, c’est ma copine qui paye...> ... »
Hm, hm... je suis embarrassée...
-« Ils ne se rendent pas compte des prix... chez eux peu de gens ont des voitures et tout le monde se déplace en taxi qui coûte même moins que le bus... ici... évidemment c’est le contraire... »

Mais bon, il faut quand même le faire : un p’tit gars de la vallée Hunza qui prend l’avion international et arrive tout droit au fin fond d’une vallée tessinoise... très déluré ...

Première surprise : il est passé chez le coiffeur et a même coupé sa barbe...
-« Evidemment, pour venir en Europe il faut être plus moderne... »

Nous allons chez moi. J’ai mis un matelas par terre dans la pièce qui nous sert de bibliothèque, comme ça il a sa chambre ...

Première épouvante.
-« Tu as un chien ? »
-« Oui... évidemment... » pour le moment il est dans son chenil...
-« J’ai terriblement peur des chiens... parce que chez nous... quand on arrive près d’un village... il y a d’abord les petits chiens qui aboient mais ne mordent pas... ensuite arrivent les grands chiens qui n’aboient pas mais mordent... c’est pour ça que tous les porteurs voulaient un grand bâton avant de partir... Et puis... les anges n’entrent pas dans la maison où il habite un chien... »
-« T’inquiètes pas... ici les anges sont habitués aux chiens...aux chats aussi d’ailleurs... »

Je vais libérer le chien, il arrive en courant et en sautant de joie, il renifle Karim qui est pétrifié et ne bouge pas... Zar lui tourne autour, lui lèche les mains et bientôt Karim tend une main pour toucher le chien... eh bien non, il ne mord pas... mais oui il est beau et non il n’a pas de maladies et non il n’a pas de puces et oui il sert pour aller à la chasse... Karim finira par caresser le chien et aussi les chats...
Puis Karim me regarde en riant...
-« C’est tellement tout, tout, tout différent... »
Je sais...

Il me raconte l’effet produit par l’annonce de son voyage auprès de sa famille et de ses copains... Sa famille n’est pas contente car tout le monde craint qu’il ne veuille rester en Europe...
-« Quand je suis allé à l’ambassade pour demander mon visa, il y avait une file avec au moins 50 personnes qui attendaient leur tour... Moi je suis passé devant tout le monde et quelqu’un m’a crié « Dis donc l’artiste, tu vas où toi comme ça ? » Alors j’ai répondu « Je vais faire mettre mon visa sur mon passeport... »
Ils ont tous rigolé, mais quand 10 minutes plus tard je suis sorti avec mon cachet sur mon passeport ils n’ont plus rigolé... et alors quelqu’un a crié « Comment c’est possible ? » J’ai répondu « C’est parce que moi, c’est ma copine qui m’invite en Suisse » et là il n’y a plus personne qui a rigolé du tout... Mais c’est grâce à la lettre d’invitation du Club Alpin, que tout s’est si bien arrangé... il faudra leur dire merci...

Le soir, quand Francesco arrive, ils s’entendent tout de suite bien : ils rigolent...
Ils vont même découvrir des mots qu’ils ont en commun entre le vieux dialecte du village tessinois de Francesco et le burushaski de Karim... Ils se parlent dans un mélange de dialectes et d’anglais et surtout... ils rigolent...
Pendant le souper, en général, nous mangeons un bout de pain avec de l’excellent fromage d’alpage et un verre de vin...
Karim goûte un petit bout de pain... il fait la moue... ça n’a aucun goût...
Et le fromage... ça le dégoûte...
-« Mais tu ne fais pas de chappattis ? »
-« Ben non... en Europe on ne de fait pas de chappattis... mais si tu veux en faire... demain j’achèterai de la farine et je te montrerai comment fonctionne la cuisinière... » Par contre, quand Francesco lui demande s’il veut un verre de vin... alors ça oui, même un bon verre bien rempli... il boit et puis là aussi, complètement déçu, il me dit :
-« Mais c’est pas du vin... je ne sens rien, je n’ai pas la tête qui tourne... »
On a beau lui expliquer les différences entre bière, apéritif, vin, alcool... rien n’y fait... notre « vin » ne vaut rien parce qu’il ne procure pas l’ivresse immédiate...

Le Tessin est une région vinicole qui produit d’excellents vins et chaque personne a accès à l’alambic public pour distiller le marc de raisin et produire de la grappa. C’est l’alcool traditionnel mais il titre 22/23 degrés Cartier c'est à dire 57/60 % vol.... Tout le monde possède des bouteilles de cette grappa. On en verse un petit coup dans le café mais rarement on la boit pure... une petite goutte, à la limite, comme digestif... Francesco produit sa grappa, nous en avons deux grandes bouteilles de deux litres, elles durent au moins jusqu’à la vendange suivante...
Un jour je me rends compte que le niveau des bouteilles baisse à vue d’œil...
Je m’inquiète, tout d’abord pour la santé de Karim qui ne se rend pas compte de l’effet de l’alcool sur son organisme, mais surtout parce que, quand il rentrera chez lui, il s’y sera habitué mais n’y aura plus accès...
Donc je prends contact avec notre médecin qui le visitera avant qu’il n’aille au stage en haute montagne.
Quand Karim revient de cet examen médical il fait une drôle de moue...
-« Eh bien, t’en fais un tête... »
-« Le docteur, il est très gentil ... il m’a dit que je suis en pleine forme... sauf du côté de mon foie... il a dit que j’ai le foie trop gonflé et que je ne peux absolument plus boire de vin... »
Il oubliera vite ses bonnes résolutions...
Pendant son séjour au stage de la Furka, je téléphone tous les soirs pour demander comment ça va... Un soir, j’ai l’instructeur au téléphone et lui demande des nouvelles de notre stagiaire.
-« Cela se passe fort bien, il a un excellent contact avec tous les participants, c’est un joyeux drille, il n’est pas au niveau des autres stagiaires mais participe à toutes les activités et fait vraiment son possible... »
-« Et pour manger et boire ? »
-« Il ne mange pas, il dévore... quant à boire... hm, hm... avec le Fendant du Valais qui est si frais quand on rentre au refuge après une journée d’activité... et surtout qu’il est si sympathique que tout le monde lui offre à boire... il ne dit jamais non... »

Karim est bien arrivé, mais comme cela se passe souvent, ses bagages sont encore en route autour du monde... Plusieurs jours plus tard l’aéroport téléphone qu’ils sont enfin arrivés.
Donc le samedi matin je prends ma voiture et vais avec Karim récupérer sa valise à Agno... Ma fille, à l’époque, y travaillait comme jardinier dans une pépinière.
Nous en profitons pour aller la saluer... C’est une des plus grandes pépinières du Canton, la quantité de fleurs et de plantes est impressionnante et elles sont de toute première qualité.
Nous trouvons ma fille en pleine activité : un samedi matin de printemps la vente de fleurs bat son plein... Nous l’observons, elle sert un dame qui achète de nombreuses plantes fleuries et quand elle passe à la caisse Karim ouvre de grands yeux :
-« Ia Allah, elle a payé 350 FS rien que pour des fleurs... - il fait un rapide calcul et à l’époque il fallait une vingtaine de roupies pour 1 franc suisse - 7000 Rp !!! avec ça, moi je fais vivre toute ma famille pendant 6 mois... »

A suivre...

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