« Des raisins trop verts ou les déconvenues des migrants » d’Anne Lauwaert (4)

Suite "Des raisins trop verts".

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Episodes :  1 / 2  /  3

 

Chapitre 1 (4)

Les jours suivants nous marchons... Au-delà des derniers arbres, le paysage devient désertique : du sable et des cailloux et au moins 40°C sous ce soleil de plomb. Nous traversons le glacier Biafo. Les rivières latérales ont, elles aussi, creusé leur profond lit dans leur moraine. En fait la moraine constitue le plateau sur lequel nous progressons, mais, chaque fois que nous rencontrons une rivière latérale, perpendiculaire au Braldo, nous devons descendre jusqu’à son lit, la traverser, puis remonter de l’autre côté... C’est fatigant, on avance lentement...

La route est longue... on marche difficilement dans ce sable, il fait très chaud, le paysage est désertique. En contrebas, la rivière Braldo est large, puissante, violente... Le sentier très étroit grimpe le long d’une paroi rocheuse. Un faux pas et on tombe dans ce fleuve qui ne pardonnera pas... C’est là qu’un journaliste romain décide que ça, c’est pas pour lui et il fait demi-tour ... Il rentre à Rome...
Plus tard, j’apprendrai qu’on lui a donné la tente thermique qui m’était destinée pour qu’il ne doive pas passer une nuit à la belle étoile...

Quand les rivières latérales sont trop larges, on les traverse en téléférique c.-à-d. un panier accroché par une poulie sous un câble qui est tendu d’une rive à l’autre...

Le matin les rivières sont normales, mais avec la chaleur du jour et donc la fonte des neiges en altitude, le soir, elles sont tellement gonflées et violentes qu’il est pratiquement impossible de les traverser.

C’est le mois de muharram. Le soir les porteurs Balti, qui sont shiites, s’assoient en cercle et chantent leurs lamentations pour commémorer l’assassinat de leur imam Hussain. Ils se battent la poitrine en rythme, cela devient envoûtant... ils sont en transe...Mes compagnons s’en moquent et feraient bien des photos, mais il fait déjà nuit...Cela me rappelle les battements de tam-tam qu’on entendait le soir, au Congo...

Mon père avait été envoyé au Congo par le gouvernement belge pour y construire une école et former des enseignants indigènes. Cela m’a permis de passer tout mon temps libre avec les enfants de mon âge dans la partie indigène de la ville. Bien sûr il y avait des enfants noirs dans notre école pour blancs, mais à la « cité » c’était beaucoup plus naturel, amusant... Là, c’était pour jouer, même aller au théâtre de marionnettes écouter les aventures de Bilulu, le petit blanc et de son ami noir Pole Pole ... et chanter « Bilulu, Bilulu apana kopa, apana kopa mi iko apa » n'aie pas peur, n'aie pas peur, je suis ici....
Nous étions invités à assister aux mariages, aux baptêmes et aux fêtes avec les danses... Il ne nous serait pas venu à l’esprit de nous en moquer. Nous regardions cela avec beaucoup d’intérêt... Ici , avec ces Italiens, j’ai l’impression de vrais colonialistes qui se moquent des traditions qu’ils ne connaissent pas et ne comprennent pas... Mes compagnons sont ignorants. Qui parmi eux connaît l’histoire de l’imam Hussain ? Ils n’ont aucun respect.
Lors du passage d’un pont, une de mes compagnes s’est assise par terre, avec les jambes très écartées et, pour stabiliser son appareil photo, elle appuie ses coudes sur ses genoux... Avec son minishort c’est tout juste si on ne voit pas son vagin... en tous cas les poils jaillissent de toutes parts. Les porteurs s’arrêtent, la regardent, effarés, incrédules... puis ils rient avec dédain... C’est gênant...
J’attire l’attention de cette dame et elle me répond qu’ils n’ont qu’à s’habituer aux étrangers qui leur apportaient de l’argent... à l’américaine quoi...

Notre chef de groupe traite les porteurs et les cuisiniers comme j’imagine que les nouveaux riches traitent leurs servantes... Ces gens font ce qu’ils peuvent... on n’est pas au Ritz... Il y a des caisses qui leur sont interdites car on y cache les bouteilles de whisky... malgré les accords avec l’office du tourisme de ne pas consommer de l’alcool dans ce pays musulman car cela pourrait choquer les habitants... Bref notre groupe est déloyal sur toute la ligne... je me sens très mal à l’aise...

On marche sur la moraine : des monticules de pierres et de sable, trois pas en avant, un pas en arrière, le soleil est terrible. Chaque soir les porteurs montent les tentes et chaque matin ils les démontent... A peine arrivons-nous à l’endroit du bivouac, que les cuisiniers se mettent au travail pendant que d’autres dressent la tente-mess et y installent fauteuils de
camping, tables et couverts pour que nous puissions souper comme au restaurant... Au milieu de tout ce remue-ménage un lutin s’affaire... Il est Hunza, parle un peu d’anglais, n’est pas porteur mais assistant, petit de taille, a une épaisse chevelure noire et une barbe abondante, il doit avoir une vingtaine d’années, est toujours attentif et avant qu’on ne s’en aperçoive il est allé dénicher le sucre ou les fourchettes qui manquaient... quelqu’un sur qui on peut compter, très éveillé, sympathique et rieur... il s’appelle Karim.

Finalement on monte sur le glacier Baltoro, tout autour de nous les plus belles montagnes du monde : Paju Peak, Tours de Trango, la Cathédrale, le Broad Peak...

Le 22.VII nous sommes partis de Milan et le 4.VIII nous arrivons à Concordia. Voir les photos sur Internet ! L’endroit mythique où le glacier Godwin-Austen rejoint le glacier Baltoro... c’est le cœur du Karakorum... un endroit indescriptible... En effet, on ne peut que tomber à genoux... en extase... Tout au fond c’est la pyramide blanche du K2 ... il n’y a pas de paroles pour le dire...

De temps en temps on entend des coups de canon... Dans ces montagnes, à 5000m d’altitude, des garnisons pakistanaises échangent des tirs avec des garnisons indiennes... Nous avons eu plusieurs orages. J’ai rangé mes vêtements pour les températures chaudes et mis ceux pour le froid. Maintenant il pleut et tout est trempé. La visibilité est nulle. Nos tentes, qui sont de simple tentes canadiennes en tissus léger, tout juste bonnes pour aller camper à la mer, mais certainement pas pour aller en montagne, se sont écroulées, les duvets sont mouillés... Nous sommes à 4650m et les effets de l’altitude se font sentir : on
digère mal, le thé est mauvais, le nescafé provoque de la tachycardie... tout le monde devient irritable...
Nous attendons toute une journée dans la tente-mess que le mauvais temps devienne moins mauvais... Tout le monde continue à raconter les mêmes histoires... les restaurants de Milan, le vin de Bergamo... Une des participantes nous raconte pour la énième fois son émerveillement devant le nouveau bidet dans sa salle de bains...

Enfin, un grand coup de vent balaye les nuages... Concordia dans toute sa splendeur...

A suivre ...

 

2 commentaires

  1. Posté par Marker le

    Je l’ai lu d’une traite, comme un roman à suspense, au soleil sur ma terrasse (pendant qu’on peut encore….;)
    Tout y est : le regard chirurgical pour comprendre la racine des différences de mentalités Nord/Sud, une juste dose d’autodérision et de philosophie pour ne pas tomber dans le piège des pôles attractifs du mépris et de la compassion.
    Anne Lauwaert,
    L’épisode avec l’agent de sécurité suisse, c’est du réel ?
    Si oui, nos gouvernants doivent être parfaitement au courant de l’insolubilité de l’eau et de l’huile, alors…

  2. Posté par C. Donal le

    oh déjà fini 🙁
    Je me procure le livre !

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