Roger Koeppel : « Gardiens de la liberté. Pas de liberté avec des juges étrangers. Arrêtons de bricoler les droits populaires. »

De Roger Köppel, Editorial, Die Weltwoche

«Le pays est bien tel qu'il est
ni trop bon, ni trop mauvais,
ni trop grand, ni trop petit
pour y être un homme libre!»
(Tiré de la chanson d'inauguration de la Fête fédérale des chanteurs de Gottfried Keller, 1858)

En Suisse, le peuple est le chef. Les cantons et les citoyens ont le dernier mot. Ils peuvent décider des lois qui doivent s'appliquer. Les citoyens sont les garants des libertés publiques, les gardiens de leur Constitution. C'est l’essence-même de notre forme de gouvernement: les personnes directement concernées décident elles-mêmes de ce qui les concerne. La démocratie directe est la «perle de la Suisse» (Christoph Blocher). Elle est la raison pour laquelle la Suisse se porte mieux que tous les autres États du monde.

Le rejet des «juges étrangers» est à l’origine de toute tradition de la liberté. Les anciens Confédérés ont conclu à l'été 1291 un pacte légendaire pour se défendre contre les baillis, les juges et les prévôts étrangers aux vallées. En vertu de l'ancien droit, fidèles à un empereur lointain, ils se sont taillé un premier espace pour leur indépendance naissante.

Dans des termes similaires au pacte fédéral suisse, les incorrigibles Hollandais ont fraternisé au 16e siècle contre la tyrannie de l'Espagne catholique. Leur résistance s'est également élevée contre l'«odieux tribunal intrus» des étrangers. Dans un serment solennel, ils se sont dès lors engagés «à veiller eux-mêmes à la sécurité de [leurs] familles, de [leurs] biens et de [leur]propre personne». Les Néerlandais se sont déclarés les gardiens de leurs droits, de leur propriété et de leur liberté.

Cellules primitives de la démocratie, l'histoire de la Suisse indépendante et l'histoire des Pays-Bas libres commencent toutes deux par une révolte contre des juges et des tribunaux perçus comme étrangers. Le droit de définir le droit soi-même, ou au moins de l'appliquer et de l'interpréter soi-même, est à l'origine de toute démocratie. Pas de liberté avec des juges étrangers.

Cette idée était jusqu'à récemment répandue chez les érudits suisses de premier plan. Le grand historien bâlois Jacob Burckhardt décrivait sa patrie comme un pays dans lequel le citoyen est «encore citoyen au plein sens du terme». Dans les années 50, le spécialiste du droit public Zaccaria Giacometti réduisait l'essence de la forme de gouvernement suisse dans son discours de rectorat à Zurich à la formule: «Oui, la Suisse constitue un cas unique de démocratie dans laquelle le peuple législateur est lui-même le gardien des droits de l'homme, et elle apporte ainsi la preuve vivante, sous sa plus belle forme, de la possibilité d'existence d'un vrai État libre et démocratique.»

Qu'est la Suisse? Elle est l'exercice périlleux d'un État dans lequel les citoyens se considèrent responsables et capables d'être les gardiens de leur Constitution, les derniers conservateurs des libertés publiques et des droits humains. Ils n'ont pas cédé ce droit à des dictateurs, des commissaires, des juges, des fonctionnaires ou des philosophes. Les représentants du peuple et les conseillers fédéraux modernes ont prêté serment comme «Confédérés» sur une Constitution qui définit très clairement le mandat à l'article 2: «La Confédération suisse protège la liberté et les droits populaires et elle assure l'indépendance et la sécurité du pays». Une ligne droite, presque ininterrompue, conduit du pacte fédéral de 1291 à cette profession de foi moderne en faveur de la «liberté et des droits populaires».

Il est surprenant de voir avec quel aplomb désinvolte cette revendication démocratique originelle n'est pas respectée dans la Suisse d'aujourd'hui. Des politiciens connus estiment que les libertés publiques et les droits humains seraient en de meilleures mains confiés à des tribunaux et à des conseils de gardiens étrangers qu'entre celles des citoyens vivant ici et des cantons. La Confédération cogite sur des scénarios permettant de limiter les droits populaires, d'augmenter le nombre de signatures à récolter pour les initiatives populaires, de durcir les examens préliminaires et de mettre plus d'obstacles à leurs applications. Le Secrétaire d'État des Affaires étrangères Burkhalter envisage même l'adoption automatique du droit communautaire par la Suisse et sa subordination à la Cour européenne de justice (CJUE).

Ce serait une attaque frontale des autorités contre le pacte fédéral de 1291.

Bien sûr, les peuples peuvent aussi se tromper. Pas même les Suisses sont infaillibles. Or, la réponse à la question de la maturité démocratique d'un peuple ne se fait pas de manière philosophique abstraite, mais concrètement par l'histoire. Les peuples peuvent prendre de mauvaises décisions, évidemment, mais les erreurs des politiques, les abominations de juges non concernés ont été pires et pèsent plus lourd.

Les deux dernières guerres mondiales ne sont pas le fait de la démocratie directe. Les massacres de masse perpétrés par Staline et Mao ne l'ont pas été sur injonction de leurs peuples. La confiance nostalgique totale en la magistrature et dans le corps des professeurs de droit n'est pas non plus la bonne voie. Dans l'Allemagne du siècle dernier, les avocats opportunistes ont d'abord soutenu Weimar, puis le grand criminel Hitler et enfin la jeune République fédérale d'Adenauer. Face à la versatilité des juges allemands, l'immuabilité du peuple suisse en matière de droits de l'homme fait figure d’exception, pour ainsi dire, inébranlable.

Aujourd'hui, les politiciens suisses jouent l'État de droit contre la démocratie directe parce qu'ils veulent rogner sur la démocratie directe et les droits populaires. Ces élèves modèles auto-proclamés de l'État de droit sont en vérité des machiavels en quête de plus de pouvoir personnel. Le droit international, la morale et les juges étrangers leur servent d'armes contre des décisions populaires inconfortables.

Tout pouvoir est mauvais. Mais le pouvoir émietté, éparpillé des citoyens est, du moins en Suisse, beaucoup moins mauvais que le pouvoir concentré des juges et des politiciens. Arrêtons de bricoler les droits populaires. Nous leur devons la liberté.

Source et auteur : Roger Koeppel, Editorial, Die Weltwoche, 20 août 2015

5 commentaires

  1. Posté par Pierre H. le

    @fergile

    Tout-à-fait d’accord ! Mais ça, il faut le faire ! C’est au peuple (nous), de taper du poing sur la table et de se porter partie civile. Jusqu’à preuve du contraire, c’est toujours notre constitution qui fait loi et c’est même écrit sur le site officiel de la confédération. Alors ce que ces Messieurs Dames signent dans notre dos, ça n’est pas notre problème. C’est tout simplement illégal. Quand forme-t-on un comité de citoyens responsables ?

  2. Posté par fergile le

    Puisque la Constitution dit à l’article 2: «La Confédération suisse protège la liberté et les droits populaires et elle assure l’indépendance et la sécurité du pays», alors Didier Burkhalter, lorsqu’il envisage « l’adoption automatique du droit communautaire par la Suisse et sa subordination à la Cour européenne de justice (CJUE) », ne remplit pas son mandat et plainte pénale doit être déposée contre lui et ceux qui partagent son avis pour association anticonstitutionnelle visant à nuire à l’indépendance, à la sécurité et à la souveraineté du peuple suisse.

  3. Posté par Aude le

    A une différence près… The last but not de liest…S.Sommaruga n’a jamais prêté serment…
    Mais à qui donc ou à quoi d’autre a-t-elle prêté un autre serment?…Là est la question?
    Quant aux 5 autres ont-ils prêté serment à la Constitution, au peuple? ou aux lobbys économiques?
    Résistons…

  4. Posté par Cashfan le

    Très beau texte. 100% d’accord ! Encore faut-il que les médias soient suffisamment nombreux pour représenter tous les courants d’opinions. Or, force est de constater que ce n’est plus du tout le cas. En particulier, le monopole de la toute puissante RTS, dont la politique d’information tient davantage de la propagande de la pensée unique mondialiste, du politiquement correct, est un scandale !

  5. Posté par Pierre H. le

    Excellent article conforme à la réalité de ce qui devrait être ! Par contre, voilà ce qui est dit par certains au parlement fédéral, extraits tirés de l’excellent livre de Michel Piccand, « Suisse année 2015… Un Peuple qui disparait » :

    Dans une intervention au Parlement Fédéral durant la session de printemps 2014 une députée socialiste, professeure de droit public, déclarait « qu’ en démocratie, le peuple est un organe de l’Etat, ce n’est pas le chef »
    …et encore…
    La phrase de cette députée professeure n’était en fait qu’un écho parmi d’autres. Telle cette affirmation faite peu auparavant à la radio par un autre député socialiste au Parlement qui expliquait que « Le peuple n’existe pas, le peuple ne peut pas parler, la volonté du peuple c’est quelque chose comme la volonté divine, on ne sait pas, … ». Ou encore ces affirmations plus précises faites par un autre professeur de droit public, lui aussi socialiste, qui dans une tribune libre intitulée « Le mythe du peuple souverain » et dont le titre en dit déjà long, n’hésitait pas à déclarer que le peuple « doit son existence et ses compétences à la Constitution » après avoir précisé que « Si chaque citoyen et citoyenne est susceptible de penser, de débattre et d’exprimer une volonté propre, tel n’est pas le cas du peuple » et que ce dernier « ne plane pas au-dessus de l’ordre constitutionnel, mais fait partie intégrante de cet ordre. »

    Extraits du livre de Michel Piccand « Suisse, années 2015… Un peuple Qui disparait », que j’ai acheté en version électronique.

    Un peuple qui « n’existe pas », ça ne peut pas payer d’impôts non plus, d’ailleurs comment le pourrait-il puisqu’il n’existe pas, n’est-ce pas ? Pour moi, le socialisme n’est pas juste une idéologie politique de plus ou un autre point de vue. C’est une DICTATURE !!!

    Citoyens suisses, il faut vous réveiller ! Chaque partie de votre vie de citoyen dont vous ne prenez pas la responsabilité, ce sont les socialistes qui vont s’en charger. Il faut montrer à ces petits roitelets de salon que c’est grâce à nous, LE PEUPLE, s’ils peuvent survivre en tant qu’individu.
    Si ces professeur(e)s enseignent réellement ça dans les universités et que nous en avons la preuve, je serais assez d’avis à former un groupe de citoyens comme partie civile et aller devant le juge pour dénoncer ces enseignements anticonstitutionnels. Les universités et collèges ne sont pas des clubs privés, ce sont des écoles PUBLIQUES ! Moi, je ne reconnais que notre constitution, faite par le peuple et pour le peuple.

    Voilà un extrait du site web de notre confédération :
    Le système politique suisse
    « En Suisse, le peuple est l’autorité politique suprême. Le système politique suisse se fonde sur ce principe. Le peuple suisse peut s’exprimer au niveau fédéral, cantonal et communal, sur les thèmes les plus variés et élire ses représentants au Parlement. »

    Tout le reste n’est que blabla qui n’a aucune légitimité !!!
    Peuple suisse, REVEILLE-TOI !!!

    https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/conseil-federal/systeme-politique-suisse.html

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