Roger Koeppel : « Hitler, Staline, la crise ukrainienne et la Suisse… »

Éditorial

Hitler, Staline

La crise ukrainienne envenimée par des perceptions historiques erronées.
Une opportunité pour la Suisse.

De Roger Köppel

Le président russe Poutine reste le méchant en Occident. Bien qu'actuellement la chancelière allemande, Angela Merkel, et le président français, François Hollande, tentent une initiative de paix, il reste toutefois clair, selon la vision occidentale, que l'homme de Moscou porte la responsabilité principale du désastre dans une Ukraine déchirée.

J'ai eu l'occasion, voilà quelques mois, de parler de Poutine avec de hauts représentants du gouvernement allemand lors d'un dîner à Berlin. J'ai été effaré par le ton guerrier intransigeant et l'aversion extrêmement dure vis-à-vis du Kremlin. Bien entendu, ces attaques verbales étaient quelque peu en décalage avec la réalité parce que les Allemands n'auraient ni les moyens militaires ni la volonté militaire de mettre leur hostilité à l'épreuve. Tout cela n’est donc pas allé au-delà d’une exaspération sonnant étrangement exagérée, à la limite de l'hystérie.

J'ai essayé de détendre l'atmosphère par une objection apparemment raisonnable, déclarant que les Allemands n'ont, à vrai dire, aucun intérêt à s'aliéner les Russes. Les Russes, quant à eux, sont tributaires du savoir-faire industriel allemand et, qui plus est, les Allemands ont également très bien collaboré pendant des siècles avec les Russes, des personnalités allemandes de premier plan ayant même régulièrement aidé les Russes au cours de leur histoire à civiliser leur pays.

J'avais visiblement commis un impair. Tout à coup, les visages de mes amis allemands se sont assombris, les fentes des yeux se sont transformées en meurtrières. Un ministre m'a lancé que les Allemands ne pourraient jamais parvenir actuellement à un accord avec Poutine. C'était exclu, impossible, absolument impensable. Ce serait une répétition du pacte diabolique qui avait été conclu avant le début de la Seconde Guerre mondiale par Hitler et Staline, l'infâme pacte de non-agression, qui a eu pour conséquence la destruction de la Pologne. Rien que ce poids de l'histoire empêcherait la chancelière de faire un pas vers les Russes. Poutine souhaite revenir à l'Union soviétique, l'Allemagne doit s'y opposer.

Brusquement, j'ai réalisé que la Seconde Guerre mondiale n'était toujours pas terminée dans l'esprit de ces hommes politiques. Le traumatisme persiste. L'Allemagne reste prise au piège de ses expériences historiques qu'elle revit sans cesse mentalement pour absolument éviter de les répéter.

Tout cela est noble, compréhensible. Reste que les analogies historiques peuvent induire en erreur. Le «pacte de non-agression germano-soviétique» du 24 août 1939 entre Hitler et Staline a signifié une trêve temporaire conclue entre deux grands criminels, qui se sont mis d'accord pour reporter de quelques années leur massacre réciproque afin de leur permettre auparavant d'amasser encore un lourd butin. Ce n'était pas une entente pacifique entre des hommes d'État rationnels, mais une sorte d'opération à terme de destruction entre des ennemis mortels qui permettait à chacun de parier secrètement sur le fait qu'il serait bientôt assez fort pour rayer l'autre de la carte. Rien à voir avec ce qui se passe aujourd'hui en Ukraine.

Poutine n'est pas Staline et encore moins Hitler, bien que certains analystes imprudents aient déjà mis cette absurdité sur le tapis. Poutine dirige une ancienne superpuissance qui a dû supporter, durant les vingt dernières années, de voir ses frontières repoussées d'ouest en est d'environ deux mille kilomètres. Les Russes ont laissé l'Allemagne se réunifier pacifiquement et leurs anciennes républiques soviétiques passer aujourd'hui en grande partie dans l'alliance de défense occidentale, l'OTAN.

Mais, comme si cela ne suffisait pas, l'Occident, enivré par l'élargissement à l'Est de l'UE et de l'OTAN, a commencé imprudemment à attirer l'Ukraine dans ses filets, en lui faisant miroiter des alliances et de l'aide économique. Lorsque l'ancien président élu, Victor Ianoukovitch, a été inconstitutionnellement chassé de ses fonctions en février 2014, sans la majorité requise, les politiciens occidentaux formaient une haie sur la place Maïdan. Imaginons ce qui se passerait à Washington si les Russes venaient présenter leurs hommages à un soulèvement populaire au Mexique. Le conflit ukrainien s'est au moins autant imposé à Poutine que l'inverse.

L'histoire peut rendre sage, mais aussi aveugle. Les schémas de la guerre froide et de la Seconde Guerre mondiale ne sont pas adaptés pour évaluer la situation en Ukraine. Ces modèles ne font qu'accentuer les divisions et menacent de détruire complètement la confiance. Malheureusement, toutes les parties sont actuellement un peu aveuglées par l'histoire et elles semblent toutes même avoir de bonnes raisons à cela.

Les Allemands restent comme pétrifiés par Hitler et estiment voir une répétition de la situation avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Les Américains croient voir en Poutine une réincarnation de l'expansionnisme soviétique. Les Russes, pour leur part, qui ont payé par des millions de victimes les agressions de Napoléon et des nazis, se défendent contre des peurs ancestrales d'étranglement. La paranoïa des uns attise le délire de persécution des autres. L'histoire mondiale est une chronique des malentendus.

C'est peut-être en cela que réside, précisément aujourd'hui, une valeur particulière de la Suisse qui n'est pas hantée par les démons de l'histoire et très appréciée comme interlocuteur neutre et raisonnable. Notre pays peut-il contribuer à la dédiabolisation et à un rapprochement? Nous ne devrions en aucun cas nous laisser entraîner sous le feu croisé et dans une querelle sous-tendue par des analogies historiques erronées. La Suisse entretient une relation amicale, équidistante, aussi bien avec la Russie qu’avec l'Europe.

Auteur et source : Roger Koeppel, Editorial, Die Weltwoche, 13 août 2015

10 commentaires

  1. Posté par fergile le

    @ Pierre H.: merci pour votre réponse, je continue toutefois à penser que lorsque les dirigeants Allemands agissent ils le font sur ordre de la caste dirigeant les USA depuis Washington D.C (ville-état souveraine et indépendante avec ses propres lois, à l’instar de la City de Londres et du Vatican, dont on dit qu’ils se partagent le pouvoir sur « le monde libre » (sic) entre militaire, économique et spirituel) et, en effet, le Président des USA leur obéit également sous peine de scandale organisé (ou d’assassinat), tout comme le font Angela Merkel et son staff qui savent pertinemment ce qu’ils risqueraient à désobéir.
    Car c’est ainsi qu’on fabrique les traîtres et une telle mésaventure est d’ailleurs arrivée à DSK lorsque, encore à la tête du FMI et préselectionné par cette même caste pour la présidence française, il a imprudemment proposé que le dollars ne soit plus la seule monnaie de réserve approuvée.
    Je ne pense en effet pas qu’un pays sous occupation militaire, et dans le cas de l’Allemagne encore officiellement en guerre avec son occupant, dispose d’une quelconque marge de manoeuvre.
    Mais il est évident que je peux me tromper et la tentative de Hollande et Merkel d’obtenir une paix en Ukraine pourrait bien en être un indice.

  2. Posté par Pierre H. le

    @fergile

    On s’entend bien, ce sont les Etats-Unis qui mènent la barque et « intoxiquent » la planète. Mais sur ce coup-là, ce sont les Allemands qui ont oeuvré , qui ont monté le dossier contre Milosevic en le faisant passer pour Hitler, en inventant l’histoire des charniers, l’histoire de la grande Serbie et allant même jusqu’à dire que les désormais « communistes » serbes jouaient au football avec la tête des pauvres kosovars albanophones. Ensuite, dans un premier temps, Bill Clinton a refusé de bombarder Belgrade et la Serbie, mais comme par enchantement, il y a eu soudain l’affaire Lewinsky et Clinton, qui a dû montrer ses « bonnes » intentions, a ensuite été d’accord avec tout ce qu’on lui demandait.
    Je suis d’accord avec vous que le rapport entre les USA et les autres pays est un rapport souverain/suzerain, mais tout ça n’est qu’un panier de crabes et il y a du copinage entre gouvernants de l’ombre d’un pays à l’autre et qui se rendent mutuellement des « services » et trouvent toujours des contre-parties. Les Suisses sont les seuls qui font tout ce que les USA disent sans contre-partie.

  3. Posté par Pierre H. le

    Suite…
    La politique étrangère de l’Allemagne a œuvré à séparer le Kosovo de la Serbie pendant une décennie. Bien qu’officiellement l’Allemagne espérait toujours réaliser cet objectif avec l’assentiment de la Russie, le gouvernement allemand a, en soutenant une sécession unilatérale du Kosovo contre la résistance de Moscou, une fois de plus allumé la mèche de la poudrière des Balkans

    (Article original allemand paru le 26 février 2008)

    Par Martin Kreickenbaum
    3 mars 2008

  4. Posté par Pierre H. le

    @fergile : « Il est en conséquence impossible que l’Allemagne manipule les USA, bien au contraire. »
    Je n’ai pas dit manipuler, j’ai dit instrumentaliser. Il y a une grosse nuance, et sûrement des renvois d’ascenseurs concernant les intérêts américains dans la région. Si les Américains font ceci, on prendra le gaz et le pétrole du Moyen-Orient contrôlés par les Américains et leurs pipelines et pas le gaz et le pétrole de Poutine. Ils ont des intérêts communs et les Américains ne peuvent pas faire tout seul, même si les autres sont des vassaux, et ne peuvent pas faire tout ce qu’ils veulent dans tous les endroits de la planète, le Nouvel Ordre Mondial serait établi depuis des décennies autrement. C’est un général allemand, Klaus Reinhardt, qui fut nommé chef de KFOR en 1999. A Reinhardt succéda Holger Kammerhof qui dirigea KFOR de septembre 2003 à août 2004. Un autre officier allemand, Roland Kather, dirigea KFOR de septembre 2006 à août 2007. Le gouvernement allemand poursuit ses rapports et sa coopération étroits avec les forces criminelles et ultranationalistes au Kosovo. Aux postes de direction qu’ils assument dans UNMIK et KFOR, les responsables allemands ferment les yeux sur les crimes commis par les extrémistes nationalistes de la province qui ont conduit une campagne d’assassinats et d’expulsions afin de garantir un Kosovo albanais « ethniquement pur ». Très tôt, des responsables politiques allemands ont poussé à l’indépendance du Kosovo. En 2001, Gernot Erler (SPD), ministre d’Etat aux Affaires étrangères dit à la station de radio Deutschlandfunk que, dans le cas du Kosovo, les frontières ne devaient pas être considérées comme inviolables. En fait, dès le mois d’avril 1999, pendant la guerre aérienne de l’OTAN, le porte-parole de la CDU pour les questions de politique extérieure, Karl Lamers, avait lancé la revendication d’indépendance du Kosovo au parlement allemand. Depuis 2005, les puissances occidentales ont intensifié leurs efforts pour parvenir à une sécession du Kosovo. Ces efforts s’intensifièrent avec la nomination de l’ancien premier ministre finnois Martti Ahtisaari en tant que médiateur des Nations unies. Ahtisaari élabora un plan comprenant une « Indépendance conditionnelle » de la province et revenant en pratique à la création d’un protectorat européen. Ce plan se heurta à une opposition farouche de la part de la Serbie et de la Russie. Dans les négociations qui suivirent entre la Serbie et la soi-disant troïka (Etats-Unis, Russie, Union européenne) ce fut une fois de plus un Allemand, Wolfgang Ischinger, ancien ambassadeur d’Allemagne à Londres, qui dirigea les négociations pour l’Union européenne. Ischinger défendit avec véhémence le plan Ahtisaari contre l’opposition de la Serbie et joua un rôle déterminant dans l’imposition d’une sécession du Kosovo. Les Allemands, les Allemands, toujours les Allemands, pas les Américains…

  5. Posté par Michel de Rougemont le

    Bien dit.
    Sauf que, dernier paragraphe, lorsque l’on se montre neutre et raisonnable vis-à-vis de personnes dogmatiques on devient encore plus détestable que leurs ennemis.
    On nous somme de prendre parti, ce qui n’est pas dans nos intérêts à long terme, mais cela demande du courage de résister à ces injonctions.

  6. Posté par fergile le

    @ Pierre H.: L’Allemagne n’est pas une nation souveraine: elle est en effet occupée militairement depuis la fin de la seconde guerre mondiale par les USA, qui n’ont jamais signé avec elle de traité de paix.
    Il est en conséquence impossible que l’Allemagne manipule les USA, bien au contraire.
    Il est par contre fort possible que ceux qui dirigent les USA se plaisent à vous le faire croire, ainsi qu’au monde entier.

  7. Posté par Kolly Gabriel le

    L’analyse de Koeppel est très bonne. Quant à la Suisse elle a fait preuve, par la voix du ministre des affaires étrangères, d’une incroyable partialité au cours de l’année dernière. Elle a grillé une bonne part de sa crédibilité pour jouer un rôle de bons offices.
    Le commentaire Pierre H est également fort pertinent.

  8. Posté par Pierre H. le

    Les Allemands ne sont certes plus des nazis aujourd’hui mais malgré le fait que le traumatisme persiste, ils n’en ont pas pour autant perdu leur lubie de grande Allemagne des mers du nord jusqu’aux mers du sud. Ils sont grandement responsables de la dislocation de l’ex-Yougo et de l’arrachage du Kosovo à la Serbie. Ils en sont directement responsables car ils ont oeuvré, désinformé, fait de la propagande mensongère et manipulé dans ce but. Sachant qu’ils n’avaient pas la puissance militaire pour faire le boulot puisque juste réunifié mais sans droit à une armée opérationnelle, ils ont réussi à instrumentaliser les USA pour venir faire le boulot à leur place avec une coalition européenne qui a permis à l’Allemagne pour la première fois depuis la deuxième guerre mondiale à avoir le droit de posséder à nouveau une armée offensive et de pouvoir l’utiliser en dehors d’Allemagne. Ils savaient aussi que la puissance militaire américaine était la seule à pouvoir faire une guerre au coeur de l’Europe tout en ayant la capacité de la contenir dans un périmètre voulu sans que ça ne dégénère et déborde les frontières et devienne une guerre plus généralisée et incontrôlable. Le peuple allemand n’a rien à voir là dedans, mais ses dirigeants sont bien loin d’avoir les pattes blanches qu’on pourrait imaginer.

  9. Posté par groudonvert le

    En même temps, le Conseil Fédéral est soumis aux Américains et à l’UE.

  10. Posté par G. Vuilliomenet le

    Il me semble que notre pays a déjà émis sa préférence pour le vautour (pas faucon) USA!

Et vous, qu'en pensez vous ?

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