Où va la Russie ? Michel Eltchaninoff esquisse une réponse

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

Semaine merveilleuse sur France-Culture où l'on a parlé de la Russie. Non point à partir de l'actualité dont la toute-puissance dans les médias évacue la réalité, mais à partir des idées. Celles de Soljenitsyne avec l'élégance et la profondeur des paroles de Georges Nivat. Et pour couronner cette semaine, avec Michel Eltchaninoff qui vient de publier un livre intitulé Dans la tête de Vladimir Poutine. Enfin un écrivain qui s'intéresse à la vision du monde qui inspire les paroles et les actes d'un gouvernant ! Il y a environ une année, l’historien Timothy Snyder donnait une conférence à Genève dans laquelle il soulignait qu'on ne peut rien comprendre au nazisme si l’on ne tient pas compte des idées de Hitler. Proposition qui est valable pour n'importe quel acteur politique. De sorte qu'on ne peut rien comprendre à ce qui se passe en Russie et, tout particulièrement en Ukraine, si l'on ne tient pas compte des idées qui inspirent le président en exercice à Moscou. Toute action politique est inextricablement liée à des idées. Dès lors, un acteur politique n'est pas une marionnette agitée par des pulsions inconscientes comme le goût du lucre ou de la puissance aveugle. Qu'il y ait des pulsions inconscientes d'accord. Mais jamais il n'y a qu'elles.

 

Bien entendu, les bien-pensants se récrieront, expliquant que Poutine n'a pas d'idées ou, en tout cas, qu'il les utilise pour construire une idéologie impérialiste satisfaisant son goût du pouvoir. C'est vrai en partie, mais seulement en partie. Quel gouvernant n'utilise pas des idées pour satisfaire ce même goût ? Qui, dans les tristes jeux politiques du Vieux continent, n'a pas utilisé l'idée d'Europe Unie à la bruxelloise pour promouvoir sa propre carrière sans jamais se demander ce qu'était ou ce que pourrait être au fond une telle Europe. Manuel Barroso se l'est-il jamais demandé ? On nous permettra d'en douter.

 

Et donc, Poutine utilise l'idée d'une grande Russie pour sortir son pays de la crise qui l'a presque emporté après la chute du communisme. Il faut regretter, avec Michel Eltchaninoff, qu'il n'ait pas encouragé, pour employer la formule consacrée, un travail de mémoire sur les horreurs du léninisme puis du stalinisme, comme l'a fait l'ONG Memorial, aujourd'hui chancelante sous la pression du poutinisme. Il n'en reste pas moins que, comme l'a relevé Eltchaninoff, il a demandé aux cadres de son administration de lire des penseurs russes, Ivan Ilyine, Constantin Leontiev, Nicolas Danilevski, sans compter Dostoïevski et, à mes yeux, l'un des plus grands philosophes du vingtième siècle, Nicolas Berdiaev.

 

On croit rêver ? Quand est-ce qu'un gouvernant occidental a demandé à ses collaborateurs de prendre connaissance d'une tradition culturelle ? Il y a eu de Gaulle soutenu par Malraux, mais  depuis lors, presque plus rien. Les cadres d'un parti ou d'un gouvernement en Occident ne pourraient d'ailleurs pas le faire, ensevelis qu'ils sont sous des montagnes de dossiers économiques ou juridiques. Récemment, la brillante ministre française de la culture, Fleur Pellerin, a déclaré qu'elle pouvait à peine trouver le temps de lire un livre !

 

Cela dit, Michel Eltchaninoff est loin de faire une hagiographie de Poutine. Il ne lui reproche pas de défendre la spécificité russe, mais de défendre cette spécificité contre un Occident qu'il considère décadent. Autrement dit, le Kremlin n'envisage pas sa singularité en l'inscrivant dans un cadre universel. C'est potentiellement dangereux. On l'accorde volontiers mais, quittant un instant la compagnie de Michel Eltchaninoff, on observera que l'Occident est en train de faire presque l'inverse, à savoir l'écrasement des singularités à partir d'un universel américain ou américanisé.

 

Eltchaninoff est moins sévère devant le conservatisme affirmé du président russe. Être conservateur, a dit celui-ci, ce n'est pas un retour en arrière, mais un refus de tomber en arrière. Belle formule qu'on ferait bien de méditer pour cesser de répéter de vieilles antiennes sur les horreurs de la réaction qui, comme l'a observé Bernanos, est parfois nécessaire parce que seul un cadavre ne réagit plus contre les vers qui le rongent. D'ailleurs Eltchaninoff n'aborde même pas la question de savoir si Poutine est réactionnaire ou non. Ce qui l'intéresse, ce sont les éléments immatériels ou culturels qui influencent la politique du Kremlin.

 

L'émission dans laquelle il est interviewé commence avec la lecture d'un texte de Dostoïevski tiré de son roman Les Démons. Il y est dit que la revendication d'une liberté illimitée conduira à un despotisme illimité avec une petite oligarchie traitant l'humanité comme du bétail. Les oligarques de la mondialisation ? Peut-être et en tout cas des oligarques qui feraient paraître les oligarques russes d'aujourd'hui comme des enfants de cœur. Eltchaninoff ne nous dit pas si ce texte prophétique, considéré comme réactionnaire par l'Occident d'aujourd'hui, est pris au sérieux en Russie. Je le suppose mais je dois avouer que je n'en sais rien. La seule chose que je puisse dire est que la volonté poutinienne d'inclure la période communiste dans la grandeur de la Russie ne conforte pas ma supposition. Cela dit Poutine s'est toujours déclaré favorable à une économie de marché et cela, constitue, espérons-le, une digue contre un retour du communisme.

 

J'ai récemment entendu une remarquable conférence de Gisèle Littman sur la menace islamiste qui pèse sur l'Europe. Le moins qu'on puisse dire est que c'est là, dans le djihadisme, que réside le vrai danger pour l'Europe et non dans la Russie. Quand on pense qu'il y a encore quelques années,  Bruxelles envisageait l'intégration de la Turquie dans l'UE mais que rien n'était proposé à la Russie, on a l'impression d'être dans un mauvais rêve. Qu'est-ce donc que le Vieux continent pourrait proposer ? Est-il encore capable de proposer quelque chose, corseté dans ses vieux costumes qui exsudent la naphtaline des droits de l'homme, de l'ouverture à l'autre ou du multiculturalisme ?

 

Nous ne savons plus penser la complexité comme l'observait une femme rabbin, Delphine Horvilleur, sur Europe 1 vendredi dernier. On l'interrogeait sur l'antisémitisme et, divine surprise, elle n'a donné dans aucun des clichés abrutissants en cours actuellement. Il n'est donc pas interdit d'espérer.

Jan Marejko, 21 février 2015

5 commentaires

  1. Posté par Antonio Giovanni le

    @Renaud.. c’est-à-dire qu’il conforte la prophétie de Chateaubriand: »Si vous effacez le christianisme, vous aurez l’islam. »
    Car les « dirigeants » européens ont oublié cet avertissement et celui de E. Renan: »Là où est passé l’islam il n’y plus ni peuple, ni nation, ni langue, ni religions, il n’y a plus que l’islam. »

  2. Posté par Charles Martel 732 le

    Poutine est un nationaliste. Il recentre la vie sociale et politiques des russes sur l’avenir de leur pays.
    Qui pourrait douter que s’il donne le « go » à l’Est son peuple ne le suive pas ?
    Quant aux musulmans en terre Russe il seront éliminés dans le silence.
    Dans les mois avenir, Poutine remettra la main sur la Russie historique de 1905 que cela plaise ou non à l’Occident.

  3. Posté par Sancenay le

    A Renaud.
    Tout au contraire, ces oligarchies européennes qui ont bien davantage que le Président Poutine la nostalgie du temps des » petits télégraphistes de Moscou, comprennent trop bien que seul Poutine dans le monde dit « moderne » ose concevoir pour sa Patrie une avenir audacieux nourri de ses racines chrétiennes.( qu’il fasse mine ou non au l’éteignoir d’inclure la période communiste dans la « grandeur de la Russie » – grand à cette époque au moins géographiquement, spatialement aussi malgré bien trop d’ infiniment  » petit » )
    Et c’est bien ce qui inquiète autant de scories révolutionnaires qui ont tenté leur imbécile baroud d’horreur en Ukraine poussés en cela par leur « allié » si peu désintéressé à la ruine et à la vassalisation perpétuelle de l’UE sans foi ni loi.

  4. Posté par Pierre H. le

    @Renaud
    « Les états européens ne le comprennent pas et quand ils le comprendront il sera peut être trop tard. »

    Il est déjà trop tard ! Comment voulez-vous évacuer 30 à 35% de la population d’un pays ? Même techniquement…

  5. Posté par Renaud le

    Poutine a compris que seul un état chrétien permet de donner un avenir face à l’islamisme et à la mondialisation. Les états européens ne le comprennent pas et quand ils le comprendront il sera peut être trop tard.

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