Entre Tessin et Pakistan, la découverte du choc des civilisations

Mireille Vallette
journaliste

Un choc des civilisations illustré à une micro-échelle, c’est l’expérience que nous fait vivre, sur un ton alerte, Anne Lauwaert (photo) dans «Des raisins trop vert». Sous son apparence légère, ce récit d’aventures tessino-pakistanaises regorge de questions graves.
Et la première d’entre elles, d’une brûlante actualité: comment pouvons-nous nous comprendre, comment peuvent-ils s’intégrer à notre monde?

Anne raconte ses deux voyages au nord du Pakistan, suivis d’un bref passage à Islamabad. C’est la passion de l’alpinisme qui en 1990 la conduit avec une expédition internationale au camp de base du K2, un sommet situé sur la frontière sino-pakistanaise. Un séjour vécu avec de nombreux autres alpinistes. Anne est du genre écolo-empathique et a l’œil mauvais sur le comportement «colonialiste» de certains. Sur le parcours, des Occidentaux prennent en photo
des femmes en costume traditionnel et se ramassent une volée de cailloux sous le regard approbateur de notre auteure. On n’est pas au zoo! Des montagnes de boites de conserve se
sont accumulées, les marcheurs tombent sur des lieux à l’odeur nauséabonde. Mais à 5000
mètres, Anne tombe en extase devant le panorama.
Elle sympathise avec Karim, "guide" local. Attentionné, éveillé, rieur, Karim a été marié très
jeune par ses parents. Il n’a pas trente ans et déjà six enfants.
Le Pakistan a bouleversé Anne. Elle a adoré les paysages, les montagnes, les couchers soleil,
les soirées sur les toits à papoter. Et la nourriture: «Pour le restant de ma vie, j’essayerai en
vain de reproduire les saveurs de la cuisine pakistanaise.»
Elle décide d’y retourner seule pour un trekking glaciaire avec cinq porteurs, dont Karim.

En Suisse: Sayed

Elle ne connait pas grand-chose au Pakistan, ni à l’islam. Elle achète une pile de livres, dont
un coran. Elle prendra des cours d’arabe durant deux ans, s’initie à l’urdu. Elle décroche les
coordonnées d’un Pakistanais du Tessin. Il a fait des études médecine et refusera toujours de
comprendre pourquoi il ne peut pas tout simplement s’installer et pratiquer. «Il croyait qu’il
suffisait d’arriver pour trouver le paradis et le voilà relégué au rang de requérant d’asile».
Anne explique et explique encore, et notamment qu’elle, physiothérapeute Belge, n’a pas le
droit de s’installer en indépendante. Il n’accepte pas. Il est beaucoup invité, mais sa réserve,
sa difficulté à côtoyer les jeunes filles, son aversion pour le porc et l’alcool l’isolent. Il finit
par ne plus accepter les invitations. Il décide de s’installer au noir comme guérisseur.
Compétent et apprécié, il gagne très bien sa vie.
Sayed comme Karim inviteront Anne à passer quelques jours dans leur famille au Pakistan.
Accueil chaleureux. Les questions fusent. Les femmes se consacrent à leurs nombreux enfants
et à l’entretien de la maison. «… elles ont l’air heureuses... autant les hommes que les femmes, ces gens n’arrêtent pas de papoter et de rire….» Elle explique qu’elle est divorcée, a quitté son mari. «Mais alors, qui paie pour toi?» Anne donne de longues explications sur le mode de vie européen, ses libertés et ses exigences: les écoles, les formations, les horaires, ce que lui a coûté en heures et en sueur son voyage, le choix d’avoir peu d’enfants vu le coût de l’éducation… Les femmes font la moue, les mines s’allongent. «Elles se mettent à rire et à discuter, à faire non de la tête». L’ouverture empathique d’Anne pour leur culture se heurte à l’incapacité totale pour elles de comprendre la sienne.
La famille de Karim vit chichement de son jardin, de la vente d’abricots, elle possède un petit moulin pour les céréales. Quand l’argent se faire rare, il va faire un trekking ou décroche un travail. La vie se déroule dans l’indolence. Anne découvre lors d’un voyage en voiture des ponts magnifiques construits par les Chinois. Personne ne les répare. Et pas non plus les routes «…avec le temps et l’incurie, tout se déglingue». Beaucoup de villes sont d’une richesse culturelle infinie. Mais personne ne se soucie de les développer pour le tourisme.
Infatigable, Anne explique à son compagnon le lien entre travail et richesse en Occident, le
système des impôts (inconnu là-bas) qui permettent la construction et l’entretien des infrastructures. C’est du chinois…

anne-lauwert-pakistanCi-contre : Anne & Karim sur le col du Biafo-Hispar

Karim au Tessin

Elle aimerait rendre un peu ce qu’elle a reçu. Son idée: offrir à Karim la possibilité de venir en Suisse durant trois mois se former à l’alpinisme. Elle-même n’en a pas les moyens, mais une belle chaîne de solidarité se met en place: des compagnies d’aviation à Migros, du Club alpin à un banquier en passant par un vendeur de matériel et un médecin. Pour que Karim ne soit pas trop dépaysé, elle cherche à connaître des Pakistanais. La froideur de ses interlocuteurs la décourage. Elle pense aux ambiances familiales et joyeuses du Pakistan. «…même en haute montagne… nous avons toujours bavardé et ri, beaucoup ri… Mais qu’ont-ils ces musulmans en Europe? Pourquoi sont-ils devenus si frileux?»
Karim arrive. Comme la nourriture n’est pas consacrée, il propose d’acheter des animaux vivants et de les égorger avec «les bonnes prières», dans le jardin. L’empathie d’Anne a des limites… Lors d’un voyage à Genève, il est charmé par les parcs, les fleurs («chez nous, ils
seraient dévastés en une nuit»). Anne lui explique notre organisation: les impôts, les caisses
maladie, les assurances, le chômage. Ecoute distraite.
Un jour dans le village, ils passent devant l’église et Anne l’invite à la visiter. « Non, non non!
Et il s’enfuit comme s’il craignait d’être happé par quelque sorcellerie.» Il n’en démordra pas. Il s’étonne qu’Anne et sa famille ne la fréquentent pas. Admirable, Anne lui explique encore: la liberté de religion, les choix individuels, l’athéisme autorisé… Incompréhensible.
Il n'en revient pas qu’il existe le droit de ne pas se marier, de choisir son conjoint, de ne pas être
vierge au mariage, de divorcer. Durant ce séjour, l’alcool est souvent présent et Karim boit le vin rouge comme de la grenadine. Il descend aussi les bouteilles de grappa de la maison et fume. Mais l’interdit du porc est incontournable. Lorsqu’il apprend qu’il en a mangé sans le savoir (et avec quel appétit!), une faille se creuse entre eux. Anne ne réussit pas à leconvaincre que ce n’est pas grave, même en lui citant Bukari, spécialiste des hadiths. Il lui rétorque: «Tu ne penses tout de même pas connaître ma religion mieux que moi?» Elle lui prouve que oui, tellement mieux! Il n’apprécie pas.
La formation se passe difficilement. Les autres stagiaires pensent que venant des hauts sommets du Pakistan, il va leur en remontrer. C’est tout le contraire. Ils sont plus résistants et en savent plus que lui, y compris les filles. Sa fierté en prend un coup.
Vers la fin du séjour, Karim réussit ses examens, reçoit son insigne du Club alpin et un certificat d’italien. Mais il a perdu son insouciance et son enthousiasme. Il remet ses vêtements pakistanais, se laisse à nouveau pousser la barbe. Lorsqu’ils se rendent à une fête de paroisse et qu’il voit des filles danser dans les bras des garçons, il blêmit et crie tout à coup: «C’est parce que vous mangez du porc que vous êtes de porcs!… Allah défend ce qui est frivole ou licencieux…» Anne se lance dans un plaidoyer pour l’amour contre la guerre, celle qui fait s’entretuer sunnites, chiites, ismaélites… et qui a fait s’entretuer catholiques et protestants. En vain.
Finalement, notre auteure flanche: elle réalise qu’un abîme les sépare. Lui devient distant, compte les jours avant le retour. Il remerciera à peine. «…il est arrivé avec beaucoup d’illusions et il repart déçu, dépité, amer, terriblement amer». Un an plus tard, un guide suisse qui lui avait donné des cours engage Karim pour une expédition. Il n’est pas à la hauteur, n’a pas la condition physique. Il n’a ni entretenu ni retenu ce qu’il avait appris en Suisse.
En Suisse, Anne revoit Sayed dont les affaires prospèrent. L’attirance pour l’islam radical l’a happé. Il fréquente une mosquée fondamentaliste de Milan. Il ne lui serre plus la main. Il a épousé Rita, une rondelette petite italienne qui s’est convertie et s’appelle désormais Khadija.
Très portée sur la religion, elle est fière d’attendre des jumeaux, des garçons. Leur nouvelle bigoterie les conduit à refuser les peluches (des ours) qu’Anne voulait leur offrir. Elles sont comparées à des idoles... Un petit échange à propos de la démocratie se termine ainsi pour Sayed: «Il n’y a qu’une loi et c’est celle d’Allah.»
Sur le chemin de l’Inde, Anne fait un dernier bref séjour au Pakistan et passe quelques jours dans la famille de Sayed. Une de ses sœurs avec qui elle avait sympathisé est morte sans qu’on veuille lui dire comment. Elle fantasme, pense à des coutumes souvent évoquées: des meurtres liés aux dots, des filles amoureuses mariées de force à des vieillards, d’autres élevées en Occident et obligées d’épouser un jeune homme du pays à la mentalité tribale. Elle a connu une de ces histoires au Tessin: les deux conjoints n’ont jamais pu s’entendre et le mari a fini par assassiner son épouse en lui défonçant le crâne.

Cette expérience lui pose mille questions sur la possibilité de ces exilés de s’adapter à notre monde, sur la somme de frustrations qu’ils accumulent, et la rancœur, voire la détestation de
l’Occident qu’elles engendrent. C’était il y a plus de 20 ans, ces immigrés étaient encore peu
nombreux… Que conclure aujourd’hui?
Elle se prépare à deux mois de bénévolat dans un orphelinat de Calcutta qu’elle a déjà
racontés dans un livre tout aussi passionnant, « Les oiseaux noirs de Calcutta ».

Mireille Vallette

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3 commentaires

  1. Posté par Anne Lauwaert le

    J’ai écrit ce petit livre pour expliquer non pas de grandes théories ou des exégèses de livres exotiques ou des analyses de paleospécialistes… j’ai voulu montrer combien dans la vie simplement quotidienne un fossé nous sépare d’eux mais surtout les sépare de nous. Avec mes « amis » cela ne s’est pas bien terminé, mais que va-t-il se passer avec ces centaines de personnes qui arrivent chez nous et ne sont pas des « amis »… Mais c’est si difficile à expliquer qu’il faut lire tout le livre pour comprendre l’évolution de cette expérience…

  2. Posté par Gerry le

    Ah ah ah! Tout est dit:
    <>
    !!!
    Nous on se casse le c.. à essayer d’éduquer nos gosses, à les accompagner pour leurs interminables tâches scolaires à domicile, à reconstruire la confiance et l’estime de soi lorsqu’il se font mobber par les sauvageons qu’il côtoient, à leur transmettre des valeurs, à éviter qu’ils tombent dans tous les pièges tendus par la société marchande dont le seul but est de les rendre addict au consumérisme, à leur trouver une formation, à les encourager lorsqu’ils sont confrontés à la dureté du monde économique, bref à en faire des futurs citoyens pour lesquels ce pays n’aura pas à mobiliser la police, la justice et tous les services de psychiatrie, pendant que ces petits bobos égoïstes font l’économie de tout ça, ne pensant qu’à leur bien-être et à la satisfaction de leurs petits plaisirs personnels en allant promener leur derrière partout dans le monde où un jet pourra les déposer, (mais attention, eux ce ne sont pas des colonialistes!) qu’ils nous importent ensuite leurs gentils copains en masse avec le soutien de la banque et du centre commercial pour leur permettre de venir pratiquer des activités super fun que ni nous, ni nos gosses n’auront jamais, et que finalement ils finissent par venir pleurnicher parce qu’ils trouvent que tout leur petit délire n’était pas aussi cool qu’ils l’auraient bien voulu et en font un livre que nous serions censés acheter et lire en larmoyant…
    Merci beaucoup, je file me connecter sur amazon!

  3. Posté par Patrick Stocco le

    Merci, Anne et Mireille, pour ce beau récit. Le prof que je suis confirme que les difficultés sont tout aussi importantes pour faire admettre l’évolution des espèces, par exemple, à certains élèves parachutés dans nos classes. Je croise les doigts pour que notre hiérarchie ne nous demande pas un jour d’édulcorer nos cours par « respect » pour certaines sensibilités religieuses, ce que je refuserais, bien évidemment.

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