10 arguments contre les démarches historiennes à l’école obligatoire

Stevan Miljevic
Enseignant

A plusieurs reprises déjà j'ai évoqué l'enseignement de l'histoire à l'école obligatoire (notamment au secondaire I). C'est vraisemblablement là la branche la plus malmenée par le plan d'étude romand puisque celui-ci donne la priorité (en tout cas quantitativement) aux démarches historiennes par rapport aux connaissances historiques. La rupture est donc profonde avec ce qui se fait traditionnellement dans cette matière d'enseignement.

Par démarche historienne, il faut par exemple entendre des choses du type poser des hypothèses, analyser des enjeux de la mémoire (récupération, idéalisation, négation...) ou observer l'évolution des mentalités et de la mémoire collective par la comparaison de sources secondes d'époques différentes concernant un même thème etc. On parle bien ici de l'école obligatoire, celle-là même que l'intégralité des enfants doivent fréquenter et non d'une filière destinée à des élèves ayant fait le choix de longues études.

Au niveau qui est le nôtre, l'histoire devrait fournir un minimum de culture générale (pour pouvoir évoluer en société sans passer pour un idiot ou pour constituer un premier socle de connaissances sur lesquelles s'élèveront d'autres pour ceux qui suivront des études), les connaissances nécessaires pour saisir d'où proviennent institutions, organisations sociales et autres systèmes économiques afin de mieux comprendre leur fonctionnement. L'histoire doit aussi jouer un rôle moteur dans le développement des capacités mémorielles. Il est aujourd'hui démontré que plus on connait de choses, plus on en apprend de nouvelles facilement. Quoi de mieux qu'un cours qui met en avant de nombreuses connaissances factuelles pour travailler cet élément essentiel? Ce d'autant plus que simultanément, c'est le goût de l'effort qui est valorisé.

Convenons qu'il s'agit là d'un programme tout à fait satisfaisant si les choses sont faites correctement. Il s'agit en effet d'éviter l'apprentissage par coeur sans compréhension. Certains élèves sont en effet passés maîtres en la matière. Et autant la compréhension sans l'effort de l'apprentissage n'a que peu d'intérêt autant l'inverse est tout autant vrai. Le reste ne concerne en fait qu'une petite minorité des élèves, ceux qui se destinent plus tard à de longues études historiques. Plus encore, non seulement les démarches historiennes ne devraient pas être un objectif prioritaire comme je viens de l'exposer, mais elles sont également totalement inadaptées et ce pour plusieurs raisons:

  1. Quiconque a suivi quelques cours au niveau universitaire sait qu'une démarche historique (tout comme d'ailleurs toute démarche en sciences sociales et humaines) commence par une phase de lectures exploratoires. Cette première étape permet à l'historien d'emmagasiner des connaissances sur un contexte historique ou sur un sujet plus précis. La raison en est bien simple : pour analyser de manière critique un objet, il faut d’abord bien maîtriser le contexte, ce qui a déjà été dit auparavant sur le sujet. Sans quoi, on réinvente la roue au fur et à mesure d’une part et, d’autre part, l’esprit critique est impossible puisque l’ensemble des éléments nécessaires à l’étude du sujet ne sont pas connus. A mon avis, le plan d'étude romand donne donc l’illusion de travailler l’esprit critique alors que c’est l’inverse qui est vrai.
  2. Lorsqu'on demande aux élèves de poser des hypothèses, il est tout à fait impossible d’avoir, au préalable, les documents nécessaires pour leur permettre de les valider ou non. Cela demanderait d’avoir un stock de documents couvrant l’ensemble du champ des hypothèses possibles. Par conséquent, si l'hypothèse posée n'est pas celle qui a été prévue, soit l’hypothèse ne sera pas vérifiée, ce qui n’a pas grand sens si on veut promouvoir des démarches historiennes, soit elle doit être outrageusement guidée vers les documents qui sont à disposition, ce qui signifie que les élèves n’ont pas posé eux-mêmes l’hypothèse en question. Soit enfin, l'enseignant y répond oralement et alors on n'entre plus vraiment dans une démarche historienne.
  3. Les démarches historiennes s’appliquent moins facilement à un contexte général qu’à des sujets particuliers. On se retrouve alors dans une situation où les élèves vont acquérir des connaissances sur un sujet bien précis et particuliers (les procès de sorcellerie par exemple) sans rien connaitre du contexte de la période (le Moyen-Âge). Autant dire que niveau culture générale on repassera. Ce phénomène s'accentue d'autant plus que les théories pédagogiques malheureusement toujours à la mode tendent à inciter à travailler en partant des centres d'intérêt des élèves. Par conséquent, on se dirige vers une surenchère de sujets chocs et donc une déconnexion totale d'avec une vue d'ensemble de l'histoire de l'humanité.
  4. Enseigner des démarches historiennes à l'école obligatoire fait un grand mal aux historiens. Si donc les élèves du secondaire I (et du primaire ?) sont capables de mettre en branle des démarches historiennes, on se demande bien ce que font les universitaires pour obtenir un diplôme d’historien. C’est là une dévalorisation outrancière de  la formation d'historien qui n'a déjà pas vraiment bonne presse.
  5. Du point précédent, et puisque les démarches historiennes sont si simples à réaliser qu’on peut en faire avec des élèves de tous niveaux confondus à l’école obligatoire , il découle qu’encore plus de monde pourrait être attiré par les études en histoire notamment. A voir comment se repartissent les étudiants dans les filiales universitaires, il est notoire que la difficulté n’est pas toujours plébiscitée. Or, dernièrement, des voix se sont fait entendre (notamment celle du conseiller fédéral en charge de l’économie ou d’un conseiller national) pour faire comprendre que l’économie n’a pas les moyens d’avaler l’ensemble des personnes qui font des études dans des branches comme l’histoire. Par conséquent, on ne fait qu’augmenter le problème.
  6. Et si les élèves de tous niveaux ne sont pas tous capables de réaliser ces démarches car trop compliquées, est-il juste qu'on les mette en branle à l'école obligatoire? Sans trop m'avancer, il me semble que les objectifs minimaux d'apprentissage d'une branche où tout le monde suit les mêmes cours doivent être fixés de manière à ce que les plus faibles, pour autant bien entendu qu'ils fassent l'effort de s'investir, y parviennent.
  7. Le taux d’échec dans les études supérieures en histoire n’est pas très élevé. Ce qui signifie que les démarches historiennes qui doivent y être acquises ne sont pas un obstacle et sont assez facilement assimilées. Par conséquent, puisqu’elles n’ont pas grand sens pour des élèves qui ne vont pas poursuivre des études supérieures (à quoi peuvent bien servir des démarches historiennes à un apprenti menuisier par exemple ?), il n’est pas cohérent de les enseigner au niveau de l’école obligatoire. Elles ne servent ni à la culture générale, ni n’ont aucune utilité pour les élèves qu’ils se dirigent vers des filières historiques ou non. En définitive, elles n’ont donc que peu d’intérêt.
  8. La démarche historienne consistant à demander aux élèves de comparer les représentations d'événements d’autres périodes historiques avec celles d'aujourd'hui me semble particulièrement nuisible. A cet âge, ils émettent nécessairement des jugements de valeur, alors qu'il s'agit justement d'un réflexe à bannir  puisque les systèmes de valeur d’aujourd’hui et d’autrefois ne sont pas les mêmes. Considérant que même  lorsqu'une telle comparaison n'est pas travaillée, des jugements sont émis, on prend le risque d’accentuer le problème.
  9. Appliquer les démarches historiennes à l'enseignement de l'histoire incite plus ou moins à user de pédagogie de la découverte, à faire mener aux élèves des enquêtes. Or, il est clairement démontré aujourd'hui que ces manières de procéder n'ont qu'une efficacité très limitée. Par conséquent, les démarches historiennes pénalisent les élèves dans leur acquisition de connaissances historiques. (1)
  10. Enfin, soulignons également que certaines de ces démarches dites historiennes n'en sont pas vraiment.Par exemple, qui peut prétendre que l'identification de références historiques dans une bande dessinée, la publicité ou des jeux vidéos ait quoi que ce soit à voir avec une authentique démarche historienne?

A ce stade-là de la réflexion, en ce qui me concerne, j'ai vraiment de la peine à comprendre pourquoi on s'obstine à partir dans cette direction.

 Stevan Miljevic, le 23 août 2014

http://stevanmiljevic.wordpress.com

(1) voir par exemple ici http://stevanmiljevic.wordpress.com/2013/11/06/pour-un-enseignement-de-qualite/ ou ici http://stevanmiljevic.wordpress.com/2014/06/01/moyens-denseignement-le-constructivisme-toujours-a-la-barre-au-mepris-des-recherches-scientifiques-serieuses/ au fond pour une liste d'études invalidant l'efficacité de la pédagogie de la découverte notamment.

2 commentaires

  1. Posté par Böse Birgitt le

    Terrifiant de constater qu’aujourd’hui, ils critiquent et « analysent » sans avoir été à la source, d’ailleurs, faut forer profond et plutôt ds les biblios que sur le net. ce qui est de + en + d’usage (j’ai un fils doctorant). Qt à la patience -jadis vertu de la science… à la trappe. Le but de tout cela, n’est-il pas de semer le doute qt à l’Histoire de notre civilisation? Le travail de sape a déjà commencé, il suffit de prendre le pouls de certaines émissions de la BBC – chaîne pourtant bien + intéressante que les nôtres… qui sapent qq’unes de nos bases éhontément. Mais je n’ai vu personne réagir en 1974 qd j’étais en secondaire : l’Histoire française seule était vraiment enseignée, celle de la CH totalement bâclée. Moralité : l’élève enregistre que la Romandie est française, les Alémaniques sont le pouvoir auxquel ns sommes étrangers, c’est ce qui ressort dans mon entourage, et ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-même : ils n’ont rien dit, les parents n’ont rien complété de leur éducation : moi qui débarquait en fin de secondaire, j’ai appris mon Histoire Suisse en auto-didacte, bien + tard. Mais le problème tient également à ne pas laisser nos enfants se déstructurer pend. leurs études en les laissant sans contrainte devant l’ordi, parents : Y’a pas que le système scolaire, l’esprit critique, cela s’enseigne dans les familles d’abord, mais pour cela il faut ménager une gde place aux discussions dès le + jeune âge… et là ça pèche grave.

  2. Posté par mia vossen le

    On se moque des élèves! Depuis des années, je constate qu’on désarticule le cerveau des enfants et ai de plus en plus l’impression que le but est justement de créer un vide – vide qui doit donner une impression de plein pour plaire aux parents? – et le cours d’histoire est effectivement le plus malmené. L’histoire donne des bases culturelles aux enfants, leur apprend l’esprit critique et leur donne la fierté d’appartenir à la civilisation occidentale. L’histoire est le cours le plus important de tous et je suppose qu’il ne s’agit pas ici de la Suisse?? Impossible que le peuple suisse accepte cette destruction!!!

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