Suppression du français à l’école primaire thurgovienne, la faute à qui?

Stevan Miljevic
Enseignant

La décision du grand conseil thurgovien de repousser l'enseignement du français de l'école primaire vers le niveau secondaire n'en finit pas de provoquer des remous. Une agitation qui se comprend mais qui laisse aussi songeur dès lors qu'on dépasse le stade de la simple réaction outrée et qu'on plonge un peu plus en profondeur dans le problème.

Tout d'abord, il ne faudrait pas oublier que si la langue écrite des Suisses alémaniques est l'allemand, l'orale se décline en une multitude de dialectes. Cela implique que les jeunes alémaniques doivent les apprendre les deux. Etant donné qu'elles peuvent varier plus ou moins fortement, cela complique nécessairement la donne en matière d'apprentissage de la langue maternelle.

De plus, comme l'expérience de tout enseignant en langue étrangère le démontre (ce qui va une nouvelle fois à l'encontre de théories à la mode), l'apprentissage de deux langues étrangères simultanément ne permet pas de favoriser ces apprentissages. Apprendre deux langues étrangères en même temps implique un certain nombre de confusions, l'élève mélangeant allègrement le vocabulaire de l'une et l'autre.

Dès lors, il est compréhensible que, comme nous révèle la presse romande (1), certains élèves puissent être dépassés par l'acquisition de deux langues étrangères simultanément (sans même parler du statut des jeunes migrants). Entre l'anglais et le français, il a fallu alors choisir. On peut regretter le choix très utilitariste de faire primer l'anglais (je suis le premier à le déplorer) mais il me parait outrageusement nombriliste d'y voir une attaque contre notre condition de romand et ce pour plusieurs raisons.

La première, c'est que nous ne faisons pas vraiment mieux: nous n'apprenons aucun dialecte alémanique ni d'ailleurs d'italien. Pourtant, personne ne parle d'affront pour le Tessin, région complètement abandonnée par ses compatriotes puisque personne ou presque n'apprend l'italien à l'école obligatoire. Et ne parlons même pas du romanche qui est aussi une langue nationale.

A côté de cela, il ne faut pas oublier que les Suisses allemands entretiennent un rapport ambigu avec l'allemand. Si celui-ci est langue officielle de la confédération, il est aussi la langue du grand voisin germanique. Un voisin qui ne semble pas très populaire chez nos compatriotes alémaniques qui ont tendance à faire le nécessaire pour se démarquer de celui-ci et exprimer leur spécificité. Si pendant un certain temps, les Alémaniques ont eu la réputation de mieux parler le français que nous l'allemand, il faut certainement y voir, outre une volonté affichée de favoriser la cohésion nationale, la marque de la rivalité franco-allemande. Lorsque la France était une grande puissance, il est envisageable d'imaginer qu'apprendre le français était pour nos compatriotes une manière de s'ouvrir sur le monde et de s'émanciper des velléités de domination culturelle du grand voisin. L'essor de l'impérialisme anglo-saxon et l'effondrement total du modèle français ces dernières années n'ont vraisemblablement pas laissé intactes les mentalités outre-Sarine et l'anglais a pris le dessus.

A mon sens il s'agit là d'un choix à l'emporte-pièce peu réfléchi puisque l'anglais appris aujourd'hui n'est pas une langue très sophistiquée et ne demande pas de grandes études pour parvenir à un résultat convenable. Le français, lui, demande beaucoup plus de travail pour être maîtrisé. Dès lors, les rudiments d'anglais que peut fournir l'école obligatoire seront nettement plus vite acquis que ceux de français. De ce point de vue, le parlement thurgovien a fait le choix de la facilité au lieu de favoriser le français et de déplacer l'anglais un peu plus tard dans la scolarité, solution qui aurait eu le mérite de donner des bases plus solides dans les deux langues au lieu d'une seule. Mais ce n'est pas là le point le plus important dans cette affaire.

L'aspect primordial du problème, complètement passé sous silence dans la presse romande mais pas par la presse alémanique, est l'absence totale de résultat dans l'apprentissage actuel du français à l'école primaire ("Die Begründung des Grossen Rates: Die Kinder seien überfordert und der Nutzen zu klein. ") (2). Il faut dire que de le relever serait beaucoup moins vendeur puisque cela ne permettrait pas d'hurler au scandale et à l'affront aux Romands. En effet, si les résultats ne sont pas là et que les élèves sortent de l'école primaire avec un niveau de français quasi inexistant, la controverse change de nature. Le problème ne réside alors plus dans un quelconque dénigrement de la Suisse romande et ne permet pas aux démagogues de hurler au loup, aspect fort vendeur pour un média.

Puisque l'apprentissage ne se fait pas, alors le scandale réside plus dans les causes de cette incapacité d'apprendre. Or, les études réalisées à ce jour démontre que le principal facteur permettant ou non à un élève d'acquérir la matière qui lui est transmise réside dans les stratégies d'enseignement (3). A ce niveau-là, puisque la Thurgovie est également dotée d'une haute école pédagogique, les théories constructivistes sont dominantes. De plus, la méthode d'enseignement du français (la méthode "Envol") étant intercantonale (la doctrine dominante y est tout autant constructiviste), elle est également constructiviste. Tout est donc axé sur une manière de faire dont j'ai déjà démontré à multiples reprises ici même qu'elle ne valait pas un clou. Mais ce coup-ci, la redoutable inefficacité de ces pratiques ne se contente plus de fabriquer de l'inculte à tour de bras, elle en arrive donc (démagogie à l'appui) à déstabiliser la cohésion nationale.

Le parlement thurgovien a donc malheureusement baissé les bras sans tenter, ce qui aurait dû l'être, à savoir l'implantation d'une méthode démontrée comme étant réellement efficace par l'ensemble des études comparatives sérieuses (l'enseignement explicite) et non un joujou à la mode façon HEP. Ce n'est que comme cela qu'on eut pu s'assurer de la possibilité ou non de cumuler deux langues étrangères au primaire.

Le cas de la Thurgovie est emblématique de ce qui nous attend si nous continuons à instiller le poison constructiviste dans la scolarité obligatoire. Nous allons au devant de très gros problèmes.

Stevan Miljevic, le 16 août 2014

http://stevanmiljevic.wordpress.com/

(1) http://www.lematin.ch/suisse/thurgovie-supprimera-enseignement-francais-primaire/story/28915180

(2) http://www.thurgauerzeitung.ch/ostschweiz/stgallen/kantonstgallen/tb-sg/Hoffen-auf-Signalwirkung;art122380,3920869

(3) Voir par exemple Fraser, Walberg, Welch et Hattie, "Synthesis of educational productivity research", International Journal of Educational Research, vol.11, p.147-252

3 commentaires

  1. Posté par Michel le

    Une décision injustifiable !!!
    L’anglais sera de toute façon appris plus tard, mais le français fait partie de notre patrimoine comme l’allemand ou l’italien.

  2. Posté par d degoumois le

    Ils vont mettre à la place, des leçons d’histoire de l’islam et du coran! Parce qu’après le français c’est l’histoire suisse qui va être supprimée!

  3. Posté par Böse Birgitt le

    Tous les Alémaniques que je connais – où que je rencontre chez eux sont presque tous capables de me répondre, donc la difficulté de l’apprentissage est tt nouveau et doit venir des nouvelles populations : apprendre l’allemand – très difficile – et le Français – aussi difficile = résultat évident.

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