Hors de question de supprimer les notes!

Stevan Miljevic
Enseignant

Décidément nos compatriotes alémaniques naviguent tout autant en eaux troubles que nous. Peut-être même plus puisque le président du parti socialiste bernois  en vient à proposer qu’on cesse d’évaluer le français en 6ème primaire.

Selon ce monsieur, le fait qu’une nouvelle méthode didactique constructiviste (forcément…) a été implantée ne permet  plus de « comparer le niveau de connaissances des élèves et de les sélectionner sur cette base pour la suite de leur scolarité ». Les arguments invoqués sont que « les élèves n’apprennent ni la grammaire, ni la syntaxe, c’est la compréhension qui compte » et que « les professeurs n’ont pas les outils. Ça leur prendrait cinq à six heures de travail et ils n’ont pas le temps! (ndlr : de faire des examens) »

Ecartons d’entrée de jeu l’argument du temps. Il n’est évidemment pas question de dire que les enseignants travaillent peu et ont donc beaucoup de temps à disposition. Ceux qui pensent ainsi oublient d’une part que tout ce qui se déroule dans une salle de classe doit être préparé au préalable et, d’autre part, que gérer une classe avec une vingtaine d’élèves (voir plus) est bien plus éprouvant que de travailler derrière un bureau par exemple. Malgré cela, l’argument du temps est intenable dans le cas bernois. Le tableau suivant récapitule le temps de travail en classe des enseignants de divers cantons. Comme vous pouvez le constater, si les Bernois travaillent en moyenne une semaine de plus chaque année que les Romands, en revanche, le nombre d’heures hebdomadaire où ils enseignent est plutôt faible. Surtout si on le met en comparaison des Valaisans, notamment, qui passent 6h de plus par semaine devant leurs élèves.

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(1)

Le président du parti socialiste peut bien dire que cela prendrait 5 à 6 heures supplémentaires aux enseignants de réaliser des évaluations, il ne précise pas dans quel laps de temps. Et je ne crois pas un instant qu’il s’agisse là d’une durée hebdomadaire. On ne fait jamais une évaluation importante par semaine. En conséquence, et puisque ce genre de travaux pourrait même être réalisés dans le cadre du temps de collaboration qui semble imposé aux enseignants bernois, il faut conclure que l’argument du temps n’est que démagogique.

Une fois cet écueil écarté, entrons dans le vif du sujet. Selon monsieur Näf, la méthode didactique employée (le constructivisme) est une méthode qui ne permet pas la comparaison par le biais de notes. C’est vraisemblablement l’aspect le plus litigieux de son argumentaire puisqu’il mélange allègrement méthode didactique (comment on enseigne) et objectifs d’apprentissage poursuivis. Cette confusion relève nécessairement soit d’une totale ignorance du sujet, soit d’une volonté certaine de brouiller les esprits.  Ne connaissant pas monsieur Näf, je ne me permettrai pas d’affirmer laquelle de ces deux pistes est la bonne.

Toujours est-il qu’un objectif formulé est toujours évaluable. En Romandie, au sujet des langues étrangères, nous évaluons, outre les aspects formels que sont la grammaire et le vocabulaire, la compréhension de l’écrit, la compréhension de l’oral ainsi que l’expression écrite et orale.  Il n’y a aucune raison de penser qu’il n’est pas possible de le faire pour le français. Faut-il en déduire que le constructivisme est tel dans l’école bernoise qu’il ne formule pas d’objectif d’apprentissage ? Si tel est le cas, alors les Bernois doivent sérieusement se poser des questions puisque cela signifie que personne ne sait exactement ce qu’apprennent les élèves en cours de français.

En passant, relevons que si grammaire et syntaxe ne sont pas enseignées comme le prescrit le constructivisme, on n’échappe pas, au minimum, à l’acquisition du vocabulaire sans lequel toute forme de compréhension d’une langue étrangère est totalement impossible. De ce côté, aucun problème pour évaluer ce que l’on désire…

Mais à ce propos, il serait quand même bon de s’interroger sur les conséquences de la mise au placard des aspects grammaticaux. Il me semble que cela risque d’amener bon nombre de confusions vis-à-vis de ce que peut exprimer quelqu’un en français. La grammaire et la syntaxe sont porteuses de sens, alors si on peut éventuellement en minorer l'importance, on ne peut pas non plus faire l'impasse dessus. De plus, à ma connaissance, on ne s’est encore jamais penché sur le rôle que peut jouer l’apprentissage de la grammaire du point de vue du développement logique de l’enfant : n’y-a-t-il pas là une manière de bonifier sa capacité à créer des liens logiques entre différents éléments dans la vie de tous les jours ? Autrement dit, la grammaire n’a-t-elle pas un rôle à jouer dans l’établissement d’éventuelles compétences d’esprit critique si recherchées ?

J’en viens maintenant à l’aspect le plus important. Monsieur Näf relève que la méthode didactique est constructiviste. Que doit-on comprendre ? Que les outils à disposition des enseignants sont conçus de la sorte ? Ou que les enseignants sont obligés d’œuvrer avec cette méthode dont l’inefficacité n’est maintenant plus à démontrer tant les études comparatives menées à ce jour sont accablantes. (2) Dans le premier cas, les profs n'ont aucune obligation de se plier au diktat, dans le deuxième, il faut déduire un sérieux problème du côté des décideurs scolaires bernois puisqu’ils ont choisis là la pire option qui s’offre à eux. Si le but est d’éviter à tout prix que les élèves sachent évoluer un minimum dans un contexte francophone, on a frappé en plein dans le mille. Et dans le cas où les enseignants seraient obligés de procéder de la sorte, alors il s’agit d’une violation grave de leur liberté pédagogique. D’autant plus grave qu’il existe mille et une autre manières bien plus efficaces (et avérées comme telles) que le constructivisme de travailler la compréhension des langues étrangères (ou même à peu près tout autre objectif décliné par des constructivistes d'ailleurs).

A ce stade de notre réflexion, tous les arguments avancés par le président du parti socialiste bernois ont déjà volé en éclats. Reste encore à amener quelques considérations sur la problématique de la suppression des notes elle-même. Jean Romain a parfaitement raison de dire que les constructivistes ne veulent pas des notes car elles permettent de comparer et de prendre conscience de la débâcle généralisée qui résulte de l’utilisation de leurs méthodes pour enseigner.  Mais il n’y a pas que cela. Si nous suivons le raisonnement de monsieur Näf, c’est la construction d’outils d’évaluation qui pose problème et pas la note. Ce qui signifie qu’il ne semble même pas dans une démarche visant à promouvoir une appréciation à la place puisque celles-ci nécessitent également des instruments pour évaluer. Inutile, je pense, de préciser que de nombreux élèves ne feront alors tout simplement plus rien.

Si toutefois, dans un élan d’incohérence totale, il prenait à monsieur Näf de soutenir une démarche d’évaluation par appréciation, je me permets de lui répondre que l’appréciation n’est en définitive rien d’autre qu’une note non chiffrée :

  • moins précise que la note traditionnelle
  • plus arbitraire que la note traditionnelle
  • n’indiquant que peu de choses à l’élève sur son véritable niveau, par conséquent moins encline à lui permettre de savoir précisément ce qui lui reste à accomplir.

 Stevan Miljevic, le 9 août 2014

http://stevanmiljevic.wordpress.com/

(1) http://www.irdp.ch/documentation/dossiers_comparatifs/enseignants/2011_2012/enseignantsdocumentcomplet1112.pdf

(2) Voir http://stevanmiljevic.wordpress.com/2014/06/01/moyens-denseignement-le-constructivisme-toujours-a-la-barre-au-mepris-des-recherches-scientifiques-serieuses/ ou http://stevanmiljevic.wordpress.com/2013/11/06/pour-un-enseignement-de-qualite/ par exemple

2 commentaires

  1. Posté par mia vossen le

    BRAVO, Monsieur, d’exprimer et de critiquer en langage clair ce que nos « pédagogues scientifiques » nous servent en langage incompréhensible… pour bluffer les parents? La situation est semblable en Belgique et la solution devra l’être aussi: l’avenir du pays est en jeu!! Comme vous, je tente de secouer responsables et parents par mes articles qui expriment des idées semblables aux vôtres. Ces idées sont celles de tout enseignant de bon sens et ont été réunies dans le livre « Moi, ministre de l’enseignement » de Frank ANDRIAT. Plus nous sommes nombreux à écrire et plus nous avons de chances d’aboutir à un changement. Bonne continuation!

  2. Posté par adalbert le

    Merci pour cette excellente analyse et cette brillante démonstration des conséquences désastreuses de l’amateurisme pédagogique en vigueur dans le canton de Berne, soi-disant un modèle de bilinguisme…

Et vous, qu'en pensez vous ?

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