Il n’y a pas de génération du 9 février

David l’Epée
Philosophe, journaliste

Dans des sociétés de plus en plus atomisées où le souci du bien commun cède souvent face aux revendications parcellaires, on a pris l’habitude de ne plus parler de peuple ni de corps national mais de préférer le terme de “communautés”. C’est là un des visages de l’américanisation du vieux continent. Or, cette perspective communautaire pose au moins deux problèmes : elle fait systématiquement passer au second plan l’intérêt général et elle permet à n’importe qui de s’improviser représentant d’une communauté sans que cette dernière ait été consultée. Cela fait des décennies que les musulmans, les homosexuels ou même les femmes l’ont appris à leurs dépens !

Une nouvelle communauté fait ponctuellement son apparition dans le débat public, celle des jeunes. Pour faire bref, le mot “jeune” au sens médiatique a deux définitions, une négative et une positive. Le mauvais jeune, c’est le délinquant, le voyou, celui que les journalistes appelleront “un jeune” pour ne pas avoir à en dire davantage. Le bon jeune, c’est l’étudiant ouvert sur la planète, le futur diplômé supérieur, le citoyen du monde béat. Que ces définitions ne recouvrent dans les deux cas qu’une infime minorité de la jeunesse réelle a peu d’importance pour nos sophistes, c’est l’usage politique qu’on en fait qui compte.

L’Hebdo nous en offre un exemple caractéristique dans son numéro du 27 février dernier dont la couverture présente une série de portraits de “bons jeunes” avec le titre Jusqu’où ira la génération du 9 février ? Cette génération, ce n’est évidemment pas celle des nombreux jeunes Suisses qui ont plébiscité l’initiative contre l’immigration de masse, c’est celle des jeunes Suisses qui l’ont refusée. Pourtant c’est la même… A lire le dossier consacré à cette brûlante actualité, on a vite l’impression désagréable de voir en effet l’image d’une génération prise en otage par une cause politique, celle de l’européisme, et qu’on utilisera à la fois comme étendard et comme alibi sans se soucier d’une quelconque représentativité.

C’est la stratégie qu’a choisi Johan Rochel, vice-président du think tank Foraus. Dans ce numéro de L’Hebdo, il a signé une Lettre ouverte à la génération Easyjet et Erasmus. Le titre en lui-même laisse perplexe. M. Rochel est né en 1983, il se trouve que c’est aussi mon cas et que nous appartenons donc à la même génération ; pourtant, comme beaucoup d’autres, je ne me reconnais aucunement dans le portrait de groupe qu’il dresse de nous. Pour bien planter le décor, M. Rochel nous raconte qu’il a appris le résultat de la votation par SMS alors qu’il se trouvait sur un bateau entre Manhattan et Staten Island. Cette précision n’est pas innocente, il s’agit de faire comprendre au lecteur que pour les “jeunes” (dans la définition très exclusive qu’en donne L’Hebdo), on se joue des frontières et on se rit des contingences géographiques. Jacques Attali ne disait-il pas que dans la globalisation qui vient, les pays sont appelés à devenir de simples hôtels ?

M. Rochel écrit : « Le résultat porte à la surface une formidable envie de se battre pour une autre Suisse. » Quelle autre Suisse ? Je voudrais tout de même rappeler que ceux qui souhaitaient un changement, c’était les partisans de l’initiative, les opposants préférant en rester à la manière de faire antérieure. La rhétorique progressiste est devenue si incontournable qu’il semble que même les conservateurs ne puissent s’empêcher d’y recourir ! Par ailleurs, la réflexion de M. Rochel est franchement paradoxale et on pourrait tout aussi bien traduire sa phrase par : nous avons perdu ce scrutin et c’est pour cela que nous avons raison. Il poursuit sur le même ton : « Ma génération doit monter au créneau et défendre bec et ongles ses visions pour la Suisse de demain. » Une fois encore, cette confiscation de toute une génération, qui se trouve être la mienne, pose un vrai problème, et si je suis en effet prêt à défendre bec et ongles mes visions pour la Suisse de demain, je suis à peu près certain qu’elles diffèrent fondamentalement de celles de M. Rochel.

Il conclut avec un argument sans réplique : « Rappelez-vous L’Auberge Espagnole, véritable cri du cœur de tous les étudiants européens réunis autour d’un frigo rempli à craquer. » On s’en rappelle, oui. Les errances nombrilistes de Romain Duris à Barcelone (l’intrigue aurait pu être déplacée sans incidence dans n’importe quelle autre ville d’Europe), sa collocation avec des étudiants ne se distinguant guère que par la langue mais aisément interchangeables, ses fêtes entrecoupées de vagues études, ses ronchonnements contre les locuteurs catalans… Je m’étais dit, en allant voir ce film à sa sortie, que cette Europe-là, celle des héritiers au « frigo rempli à craquer », du nomadisme snob, des young leaders pour qui la patrie se résume à un tarmac d’aéroport, n’était décidément pas la mienne.

Il n’y a pas de génération du 9 février pas plus qu’il n’y a de “génération Eaysjet et Erasmus”. Il y a par contre des sensibilités politiques, des classes sociales, des rapports au pays qui nous distinguent et qui transcendent les générations mais expliquent bien davantage le clivage actuel. Durant la campagne, les socialistes n’ont pas eu de réponse satisfaisante à donner à ceux qui, tentés par le vote du oui, demandaient aux opposants ce qu’ils comptaient faire pour lutter contre la sous-enchère salariale et les divers problèmes liés à l’immigration du travail. Le PS était au-dessus de ces contingences triviales – question de priorités. Aujourd’hui, alors que l’initiative est passée, le PS monte aux barricades pour… réclamer le retour d’Erasmus, programme par lequel a transité une grande partie de ses cadres. M. Levrat parlerait sans doute à ce propos de lutte des classes s’il ne se trouvait pas, une fois de plus, du mauvais côté de la barricade…

Alors non, décidément, mon socialisme n’est pas celui de M. Levrat, ma jeunesse n’est pas celle de M. Rochel et mon Europe n’est pas celle de M. Barroso.

David L’Epée, 10 mars 2014

 

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