Le désespoir de l’homme politique

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

Je suis un homme politique et je suis désespéré. Je ne sais plus quoi dire. Je dois parler au nom du peuple et je ne trouve plus le peuple. Je l’ai pourtant cherché partout. Rien à faire, il n’est plus là.

Mais alors, me direz-vous, où est-il ? Cessez de me poser cette question, elle m'angoisse trop. Parce que si le peuple s'est bel et bien envolé, je ne pourrai plus être élu. Tout avait pourtant si bien commencé : j'avais fait campagne, j'avais été élu, et puis j'avais été investi du pouvoir suprême, non, pardonnez-moi, du pouvoir exécutif. Mon dieu, comment ai-je pu dire "suprême", moi qui suis un démocrate ?

 

Laissez-moi vous expliquer. Démocratie, c'est un mot qui veut dire, pouvoir du peuple. Après qu'on a été élu démocratiquement, on parle pour le peuple et par le peuple. C'est pas facile, parce qu'il y a toutes ces communautés, tous ces lobbies, toutes ces associations, bref tout ce que Tocqueville appelait des corps intermédiaires. Les corps intermédiaires le réjouissaient. Pour lui, ils signalaient la vitalité de la société civile. Pour moi, maintenant, c'est pas comme ça. A cause d'eux, je ne peux plus parler. Car enfin, au nom de qui vais-je prendre la parole ? Des homosexuels, des hétérosexuels, des immigrés, des indigènes souchiens, des riches, des plus défavorisés ? Comment prendre la parole au nom de tous ces corps intermédiaires ? Ils vocifèrent, se chamaillent entre eux, lancent des imprécations. Même avec un micro, je n'arrive plus à me faire entendre. Sans compter le bruit de fond des ronchons. Moi qui voulais être un grand arbitre parmi tous ces corps, comme François Hollande, j'ai échoué.

 

Ça s'explique. Personne ne comprend plus les règles démocratiques. J'ai beau expliquer et réexpliquer, ça ne sert à rien. Avant de désespérer comme aujourd'hui, je croyais qu'on pourrait encore le rééduquer, le peuple. Et puis j'ai perdu foi en l'éducation le jour où j'ai appris que Kim Jong-un, le dirigeant nord-coréen qui a liquidé son oncle en lâchant sur lui une meute de chiens affamés, avait été éduqué en Suisse. Même la meilleure éducation dans le meilleur pays du monde ne sert plus à rien.

 

Donc, je désespère. Au fait, qu'est-ce qui m'arrive ? Je désespère oui, mais pourquoi ? Ah oui, je ne trouve plus le peuple. Que vais-je faire ? Comment continuer à être un pur démocrate ? A ce rythme-là, comme j'ai dit, je vais perdre les prochaines élections. C'est surtout ça qui me fait désespérer, parce que, sans réélection, je perdrai ma retraite.

 

Jan Marejko, 17 janvier 2014

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