Tolérance et libéralisme à la genevoise (1)

Jean-Jacques Langendorf
Jean-Jacques Langendorf
Historien, écrivain

A l’occasion de la célébration du 200ème anniversaire de la Restauration genevoise le 30 décembre 2013 à 17h.

 

Le 30 décembre 2005, sur la demande de la Société militaire de Genève, je prononcai, à la promenade de la Treille, devant les autorités, les sociétés patriotiques et bon nombre de badauds, le traditionnel discours dit „de la Restauration“, qui célèbre l'indépendance retrouvée de Genève en 1813. S'il fut mieux que bien accueilli par les patriotes et le public présents, il souleva en revanche l'ire des autorités, en tête le Conseiller d'Etat Unger. On comprendra pourquoi en le lisant ci-dessous. Traditionnellement, ce discours est automatiquement repris par la Feuille d'Avis officielle.  Mais, par un procédé évoquant les plus belles années de l'Union soviétique, instruction fut donnée de ne pas le publier. Ce qui engagea la Société militaire de Genève de le reprendre dans son Bulletin, suivi par la Revue Militaire Suisse, En ce 200e anniversaire de la Restauration, il me semble qu'on a fort peu évoqué le rôle essentiel joué par les Autrichiens. C'est donc également une occasion de le rappeler. Relevons également que l'écrivain genevois (mais qui a fait toute sa carrière à Paris) Louis Dumur à consacré à cet épisode un roman aussi brillant que désopilant, initulé Un estomac d'Autriche, écrit en 1913 et publié en 1932.

„Dans la matinée du 30 décembre 1813, aux portes de Genève, le général autrichien von Bubna und Littitz s'interroge sur le rôle qu'il sera appelé à jouer. Devra-t-il assiéger la ville, la prendre d'assaut ou bien les portes s'ouvriront-elles et sera-t-il accueilli en libérateur? Il sait qu'il ne peut se permettre d'erreur, car il est le premier général allié qui va s'emparer de la première ville française, chef-lieu du Département du Léman!

Si ses soldats pénètrent, le jeudi 30 décembre, à partir de 14 heures, dans la cité, sans tirer un coup de feu, c'est grâce à l'initiative de quelques Genevois qu'ils le doivent. Apprenant la marche de l'armée impériale-royale à travers la Suisse, MM. Lullin, Des Arts, Gourgas et Saladin se réunissent dans le secret, formant le premier noyau dur, auquel quelques autres viendront s'adjoindre. Ces hommes ont risqué gros, très gros même. Citoyens français - puisque Genève est française - ils cultivent la haute trahison, risquant le peloton d'exécution. Ils iront encore plus loin puisqu'ils prennent contact avec l'«ennemi» autrichien, dont les unités se trouvent à Lausanne en Suisse, un territoire étranger.

Bubna, qui reçoit la délégation genevoise, l'assure qu'elle peut compter sur sa bonne volonté mais qu'il ne tolérera pas la moindre résistance de la part de la garnison française. Prenant le risque de révéler leur démarche, les délégués se tournent vers le général français qui commande la ville et le convainquent de l'évacuer. «On ne peut qu'admirer, écrit un historien, la confiance, courage, la persévérance de ces Genevois qui, mus par leur patriotisme, surent faire bon marché de leurs aises, de leur tranquillité, et n'hésitèrent pas à exposer même leurs biens et leurs vies. Les audacieux eurent raison contre les prudents.» Oui, des audacieux capables de décision, dans un moment d'extrême péril!

Tentons d'imaginer les contorsions qu'engendrerait de nos jours une telle initiative qui, en fait, a exigé courage, c'est-à-dire ce qui manque le plus à la classe politique, esprit de décision, goût du risque et vision hardie. Imaginons ces hommes du noyau dur confrontés au danger suprême en cette fin d'année 2005. Ils se réunissent, ravagés par le doute. Ce qu'ils font est-il convenable aux yeux de leurs amis politiques? Ils n'en sont pas certains. Ils s'adressent à quelques experts qui leur conseillent la prudence. En aucun cas, ils ne doivent indisposer une population qui constitue un réservoir d'électeurs! Or décider est chose dangereuse, d'autant plus que, dans moins de quatre ans, des élections auront lieu! Mais le temps presse!

Une commission est nommée, qui renvoie la question à un comité d'experts divisés sur la question centrale, car sinon seraient-ils des experts? Par conséquent, pour sortir de l'impasse, un sondage s'impose. On tend une oreille vers les rumeurs populaires. Elles sont loin d'être unanimes et renvoient les douteurs à leur doute. On décide alors de nommer des médiateurs, sous l'égide d'une quelconque instance supranationale, qui intercéderont auprès du Français et de l'Autrichien. Tant de vaines agitations attirent l'attention de la maréchaussée française qui arrête le noyau dur.

Bubna, qui espérait une délégation genevoise, ne voyant rien venir, décide de bombarder la cité. A partir de l4 heures, ce vendredi 30 décembre 2005, Genève brûle, payant ainsi son tribut aux jeux de la politique de l'indécision.

La présence à Genève des Autrichiens s'est, en règle générale, bien déroulée exceptions faites de quelques inévitables frictions dues aux réquisitions, d'une modération exemplaire comparées à celles des Français en Autriche, en 1805 ou en 1809. Toutefois, sur ce point, les témoignages concordent, il est une chose qui va déchirer le cœur des Genevois, l'enlèvement, début février 1814, par les Autrichiens des canons, destinés à la défense des remparts et des pièces de campagne, une centaine en tout.

 

Un héros oublié...

C'est alors qu'intervient un homme dont il convient de rappeler l'exploit, d'autant plus qu'il est tombé dans les abysses de l'oubli, oubli qui d'ailleurs n'est pas innocent. Si le départ de cette artillerie, symbole de l'antique indépendance de la République, afflige les Genevois, elle brise littéralement le cœur de Joseph Pinon, lieutenant des chasseurs, qui en a la garde et qui en a pris jalousement soin. Comme l'homme est entreprenant et qu'il ne manque pas de moyen. Son père, gros marchand de drap, est installé dans la splendide maison des Rues Basses, dans laquelle le grand Charles Bonnet avait vu le jour et qui, actuellement, n'atteste plus que de l'impéritie des instances ayant en charge la protection du patrimoine historique.

Ayant obtenu du général-comte de Colleredo l'ordre écrit de rendre leur artillerie aux Genevois, Pinon se lance sur les routes pour retrouver ses pièces. Une odyssée commence. Morges, Payerne, Fribourg, Berne, Aarburg et Brugg se succèdent, A Schaffhouse, il découvre une partie de ses canons, le reste ayant été entreposé à Ulm. Mais l'administration refuse de les céder, exigeant l'autorisation du quartier général.

Apprenant qu'il se trouve à Bâle, il y rejoint le prince de Schwarzenberg, commandant des armées alliées, qui lui fait savoir qu'il doit s'adresser au baron de Reisner, patron de l'artillerie, lequel se trouve à Lorrach, mais là on lui dit qu'il est parti pour Vienne. Il parvient à mettre le grappin sur le prince de Hesse-Hombourg, qui lui promet son soutien. Mais ce dernier est bientôt remplacé par le lieutenant-général baron de Proaska, qui abomine les Genevois. C'est dire que l'accueil est glacial. Pinon plaide toutefois sa cause avec tant de chaleur que l'Autrichien finit par lui donner l'autorisation écrite de récupérer les pièces.

Arrivé à Ulm, il apprend que les canons viennent d'être embarqués sur le Danube. Après avoir graissé la patte des bateliers, il s'installe sur une péniche qui transporte de la poudre. Au bout de neuf jours d'une navigation périlleuse, il atteint Vienne. Là, tout est à recommencer. Le prince de Schwarzenberg, qui le reçoit fort civilement, lui déclare que les canons ne peuvent quitter la capitale sans l'autorisation de l'Empereur et du prince de Metternich. C'est une herse qui s'abat devant le tenace lieutenant.

Errant comme une âme en peine en se demandant comment agir, il rencontre un major, auquel il avait rendu des services à Genève, qui lui conseille de demander une audience à l'Empereur, promettant de l'appuyer. Rentrant à son auberge quelques jours plus tard, il y trouve un pli contenant une invitation: «L'office du Grand Chambellan a l'honneur de prévenir M. le Colonel Pinon que Sa Majesté l'empereur l'admettra à son audience dimanche prochain à Schönbrunn, à dix heures du matin.»

Le 24 juillet 1814, Pinon est reçu par Sa Majesté Apostolique qui, après avoir écouté son plaidoyer, lui accorde ce qu'il demande. Ensuite, il va chez le prince de Metternich, qui lui parle de Genève, et conjure ses habitants de mettre fin à leurs stériles querelles. Happy End? Que non! Pinon parcourt les dépôts d'artillerie de Vienne et des environs, mais n'y découvre pas ce qu'il cherche. A nouveau, il est contraint d'entreprendre Schwarzenberg qui le leste une fois encore d'une lettre énergique. A l'arsenal, il trouve une partie des pièces genevoises soigneusement cachées, mais constate que certaines se sont perdues en chemin.

Aussitôt, il se rend à Baden, où le prince de Metternich prend le frais. Nouvelle audience, nouvelle lettre. Les ordres partent pour les canons dispersés, mais le directeur de l'arsenal de Vienne refuse de les exécuter en ce qui concerne son établissement. Pinon se tourne alors vers le comte de Colleredo, qui fait pression. Finalement, Genève retrouvera son artillerie et l'infatigable Pinon, le tenace, le patriote, le courageux, rentré dans sa patrie après des mois d'absence, sera couvert d'honneur par ses compatriotes qui avaient suivi avec un intérêt haletant les tribulations de leur héros.

 

La plaque a été enlevée...

Il y a quelque temps, j'ai montré les canons placés sous les voûtes de l'ancien arsenal à un ami viennois de passage. Avec surprise, j'ai constaté que la plaque qui célébrait l'exploit de Pinon avait été enlevée. Il y avait dans cette absence un avertissement que je n'ai su comprendre. Je n'avais pas saisi que des idéologues s'étaient mis au travail pour faire de Genève la Cité de la paix. Une oeuvre de bannissement était en train de s'effectuer: si Pinon avait ramené les canons, il s'agissait désormais de les faire partir ou, du moins, de mettre les bâtons dans les roues de ceux se préoccupant encore du passé militaire de Genève.

On chicane la Compagnie 1602, on contraint, par une augmentation de loyer prohibitif, le musée privé des blindés - un des plus intéressants d'Europe - à fermer ses portes, on refuse d'allouer un subside au Musée militaire genevois. Et je ne parle même pas d'un certain Musée de l'automobile... Genève, Cité de la paix et du silence! Ne nous payons pas de mots, ces mots qui masquent une réalité beaucoup plus brutale: comme toute ville traversée par le souffle de l'histoire, Genève a été traversée par la guerre - c'est l'allant guerrier des ancêtres qui a sauvé son indépendance - et même par toutes les formes de guerres, classiques ou non. La liste est longue: prises d'armes (comme on disait), sièges, révolutions, grèves, fusillades, attentats, voire bombardements, sans oublier l'échec pitoyable de la défunte Société des Nations créée pour instaurer un monde pacifique. D'ailleurs les téléspectateurs du monde entier ont pu se demander, il n'y a pas longtemps, à l'occasion d'un certain G8, où avait bien pu passer cet ange tutélaire de la paix.

D'ailleurs, si j'étais un homme ayant consacré sa vie à la lutte des classes, du côté du prolétariat, je considérerais ce qualificatif de Cité de la paix comme insultant. Toutefois, ne décourageons pas la bonne volonté de nos idéologues et de nos moralisateurs. Indiquons simplement qu'il leur reste une vaste tâche à accomplir pour que Genève devienne vraiment cette cité qu'ils appellent de leurs vœux: destruction de la caserne des Vernets, enfumage des locaux de la Société militaire afin d'en chasser les attardés qui la peuplent, prohibition de toutes les sociétés, patriotiques ou non, exhibant des armes, interdiction du tir au canon le 31 décembre, fermeture de la salle des armures du Musée d'art et d'histoire et du Musée militaire de Penthes, fonte des pièces ramenées par Pinon, transformées en urnes dans lesquelles poussera le rameau d'olivier.

Débaptisons toutes les artères aux noms belliqueux, la rue Général-Dufour devenant la rue de l'Harmonie et le quai Général-Guisan le quai de la Tendresse, le boulevard des Tranchées le boulevard de la Fraternité humaine. Je laisse à vos imaginations le soin d'inventer le reste.

Comment admettre que, sur la Place Neuve, on ose encore infliger à la population la vue d'un général perché sur un cheval et porteur d'un sabre. Empressons-nous d'éloigner ce symbole de l'obscurantisme militaire!

Genève, aujourd'hui, est confrontée à de redoutables et lancinants problèmes économiques et sociaux face auxquels de telles niaiseries idéologiques ne sont que dérision. Pour résoudre ces problèmes, le mot paix est inapproprié. C'est la guerre qu'il nous faut: guerre à l'endettement, guerre au chômage, guerre à l'esprit de compromission, guerre à la niaiserie. Ce faisant, c'est l'esprit du noyau dur et de Pinon qui nous guidera. Vive Genève! Vive la Suisse!“

Notons entre temps, grâce entre autres aux efforts de la Société Militaire de Genève et du colonel EMG Auer, une nouvelle plaque a été aposée lors d'une belle cérémonie.

Jean-Jacques Langedorf, 31 dèscembre 2013

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