Nos glorieuses manchettes partout dans les rues

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

D’autres esprits chagrins diraient encore que notre presse ou qu’une certaine presse, est en difficulté, aujourd’hui, parce qu’elle nous met le nez dans des préoccupations sans intérêt. Mais là encore, nous aurions affaire à des esprits chagrins. Ce sont justement ces préoccupations concernant les infinis détails de nos vies, qui nous permettent d’échapper à la pensée ou à la réflexion, activités pénibles. Quant à ceux qui s’inquiéteraient de la disparition de la pensée dans nos sociétés, ceux qui ajouteraient même que cette disparition signale le prochain avènement d’un esclavage spirituel, ce ne seraient pas des esprits chagrins, mais des pessimistes. Or, du pessimisme, nous ne voulons pas.

Les manchettes des journaux suisses romands ne cessent d’éclairer les citoyens. Il y a quelques semaines, elles annonçaient que le pénis des mâles suisses avait diminué de 2,5 cm. Eclairage un peu déprimant, c’est vrai, mais il faut bien regarder la réalité en face. Il y a quelques jours un député UDC demandait du papier de toilette plus doux. Voilà qui nous donne une précieuse indication. Les députés UDC ont la réputation d’être intransigeants, plutôt machos, bref des durs. Eh bien, en voilà un qui ne l’est pas. Comme c’est intéressant. Quant à ceux qui diraient que, là, nous avons atteint le « fond », nous ne les écouterons pas.

Ces manchettes ne sont pas nouvelles. Il y a une trentaine d’années, on nous annonçait : « Un chien se noie ». Depuis lors, nous avons assisté à une prolifération de nouvelles concrètes. Pas ces élucubrations philosophiques qui nous ennuient et nous égarent. Grâce à notre presse romande, admirablement plurielle, nous sommes au courant de ce qui se passe dans la réalité et nous pouvons nous attendre avec bonheur à d’autres manchettes comme, « elle tombe en entrant dans son appartement », « il manque de se noyer dans une pataugeoire », « une voiture écrase un oiseau ». On ne pourra pas dire que nous ne sommes pas informés. Chaque matin, nous nous réjouissons de prendre connaissance de ces petits riens qui nous édifient. Aux terrasses des bistros, on peut voir nos semblables plongés dans la lecture de ce qui va faire d’eux des individus branchés sur l’essentiel. Pas seulement le papier de toilette ou le pénis, mais tous les détails de ce qu’il y a de plus passionnant dans nos existences.

 

Rares sont les pays qui offrent de telles informations gratuitement au public. Pas de manchettes à Paris, New York, ou Berlin.  Seule la Suisse s’illustre dans des annonces gratuites qui sont évidemment tout à notre honneur. Comme on doit nous envier ! Pauvres Français, Américains ou Allemands qui, eux, restent dans l’ignorance de ces nouvelles qui concernent notre bien-aimée quotidienneté. Car c’est elle, notre quotidienneté, qui doit être exposée. A quelles passionnantes discussions a dû conduire cette manchette sur le délicat derrière du député UDC ! Rien que d’y penser, notre fibre citoyenne frémit. Qu’on nous laisse tranquille avec des théories politiques, des programmes de parti ou des déclarations sur l’écologie. Nous voulons vivre dans l’instantanéité de ce qui nous arrive. Foin de considérations sur notre passé et notre avenir ou, pire encore, notre destinée nationale. De telles considérations nous détournent de ce qui nous concerne, à savoir le temps réel, ce qui s’est passé hier à 12h, puis à 13h. Ainsi échappons-nous à toutes ces spéculations stériles sur le réchauffement climatique, la décadence de l’Europe ou de possibles conflits. Ah, chez nous, comme nous sommes loin des conflits présents ou à venir, grâce, justement, à cette nourriture quotidienne sur la réalité de nos existences !

 

Certains esprits seraient peut-être tentés de préciser : « nos misérables existences ». Mais ces esprits seraient, pour reprendre une expression chère à notre ancienne ministre des affaires étrangères, Micheline Calmy-Rey, des esprits chagrins, des esprits qui pensent. Seuls comptent ces sondages où les citoyens s’expriment sans penser une seconde à ce qu’ils disent. Au fond, penser nous égare, et nous n’en voulons point.

 

D’autres esprits chagrins diraient encore que notre presse ou qu’une certaine presse, est en difficulté, aujourd’hui, parce qu’elle nous met le nez dans des préoccupations sans intérêt. Mais là encore, nous aurions affaire à des esprits chagrins. Ce sont justement ces préoccupations concernant les infinis détails de nos vies, qui nous permettent d’échapper à la pensée ou à la réflexion, activités pénibles. Quant à ceux qui s’inquiéteraient de la disparition de la pensée dans nos sociétés, ceux qui ajouteraient même que cette disparition signale le prochain avènement  d’un esclavage spirituel, ce ne seraient pas des esprits chagrins, mais des pessimistes. Or, du pessimisme, nous ne voulons pas. Nous voulons des masses souriantes du matin au soir, des masses qui se réjouissent de lire des informations sur la délicatesse de notre peau devant ou derrière.

2 commentaires

  1. Posté par herrmann claude le

    en france, ici paris, voici, france dimanche, nous n avons comme papier d emballage ou…. que ces deux à disposition

  2. Posté par JeanDa le

    Parce que vous achetez encore ces « journaux » ?
    (j’avais un autre mot à l’esprit, mais j’ai choisi de rester politiquement correct).

Et vous, qu'en pensez vous ?

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