La liberté d’expression n’est pas la liberté

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

Régulièrement, quelque commission ou ONG montre du doigt tel ou tel pays qui ne respecte pas la liberté d’expression. Aujourd’hui, c’est la Turquie, demain ce sera un autre pays et demain encore un autre.

C’est légitime mais ces dénonciations accréditent une image de la liberté très déficiente. En effet, la liberté d’expression passe de plus en plus pour l’alpha et l’omega de la liberté. Or, elle ne l’est pas. Elle est certainement l’alpha de la liberté, mais pas l’omega. Imaginons des esclaves à qui serait garantie la liberté d’expression. Nous parleraient-ils de liberté ? Evidemment non. Ah, mais y a-t-il encore des esclaves parmi nous ? Les droits de l’homme n’ont-ils pas banni l’esclavage de nos sociétés ?

Non, comme le montre le film américain Flight de Robert Zemeckis. Un pilote de ligne (Denzel Washington) se drogue et boit. Mais il sauve presque tous ses passagers lors d’une panne technique qui, selon les experts, aurait dû les tuer. Il est tout de même mis en examen par une commission fédérale. Ses avocats lui expliquent quoi faire pour ne pas avoir d’ennuis : surtout ne pas avouer qu’il boit. Et le pilote, tout à coup, décide de tout avouer. A la fin du film, on le voit en prison où il parle à ses camarades prisonniers pour leur dire qu’il est plus libre entre quatre murs qu’il ne l’a jamais été. Son esclavage ne tenait pas au manque de liberté d’expression, mais aux démons de l’alcool et de la cocaïne qui l’assaillaient quotidiennement. Etre en cellule a fait s’éloigner ou disparaître ces démons. Il se sent plus libre qu’il ne l’a jamais été.

Ce n’est pas la première fois qu’on entend une telle déclaration. Jean-Jacques Rousseau l’avait déjà faite, il y a trois siècles, lorsqu’il avait dit : « Enfermez-moi à la Bastille et j’y ferai le portrait de la liberté ! ». Surprenant ? Pas du tout lorsqu’on connaît un peu Rousseau puisque, pour lui, le premier combat à mener est avec soi-même.

La liberté d’expression et, au-delà, les libertés individuelles, peuvent ouvrir toute grande la porte à divers démons dont les chaînes sont plus solides que celles d’un tyran.

Qu’il faille défendre la liberté d’expression, nul ne le contestera, mais à condition que cette défense soit immédiatement accompagnée d’un discours sur ces démons intérieurs qu’il faut combattre. Sans ce combat, la liberté d’expression se réduit à des couinements provoqués par telle ou telle barrière aux remuements de l’âme. Rousseau à nouveau ! Il distinguait entre volonté générale et volonté de tous. Celle-ci était, pour lui, une juxtaposition de petites volontés individuelles exprimées égoïstement et sans réflexion. Elle ne valait rien à ses yeux.

Les sondages accroissent encore cette impression que la liberté d’expression se réduit à de tels remuements de l’âme. Les instituts de sondages, en effet, piquent le public en tel ou tel endroit pour savoir comment il réagira, comme on piquerait un gros animal pour voir comment il remue. Aimez-vous votre gouvernement, votre président, vos élus ? Oui ou non ?

Le résultat est un ramassis de couinements. La libre expression démocratique n’est pas un couinement étalé dans Facebook. La volonté du peuple passe par la formation d’une opinion dans des lieux de discussion avec autrui et avec soi-même. Sans cette formation, il n’y a que des réactions épidermiques, des préjugés, des idées toute faites.

Jan Marejko

Un commentaire

  1. Posté par Pierre-Henri Reymond le

    Monsieur Marejko, il est audacieux de commenter les propos d’un homme de votre stature. Mais, eut égard à la sympathie que je vous porte, j’ose.
    Le premier mot de l’enfant de parents francophones est « areu ». Celui de l’enfant russe est « agou »! Les parents s’extasient. Comme partout! Il n’est, à ce stade, pas question de liberté, ni de droits.
    Il y a quelque chose de vicié, et de vicieux, dans « la liberté d’expression »! Elle implique subtilement l’adhésion obligatoire! Elle implique que le contestant est hors sujet! Ou un crétin des alpages figé dans une barre de chocolat.
    La liberté d’expression, telle que prônée par certains, n’attend aucun écho. Elle ne s’adresse pas à un autre, dont pourtant elle se fait le chantre pourvu qu’il soit exotique. Cet autre, justement, n’est qu’un objet dans sa construction idéologique. Une brique de Babel. Elle invite au dialogue, pour autant que vous l’approuviez.
    La liberté d’expression est sélective! Qui a interdit la publication de « Mein Kampf »?
    Vous avez raison! La liberté d’expression n’est pas la liberté. La liberté implique un langage, en un mot « les mots pour le dire »!

Et vous, qu'en pensez vous ?

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